Cela fait maintenant deux semaines que je passe mon temps à répéter les mêmes mots dans des variations dignes de Goldberg : le manque, la limite et leurs opposés, le désir et le besoin.
Tel M. Jourdain, nous faisons toustes de l’économie sans le savoir. L’économie, c’est étudier comment nous allouons nos ressources en fonction de nos besoins et désirs. Mais voilà, ces ressources sont limitées.
Nous aimons la limite lorsqu’elle signifie prestige ou rareté tout en fantasmant un monde sans limites, comme nous le montre le succès de films de super-héros notamment.
L’idée même de notre finitude, l’ultime limite, celle de la mort, nous plonge dans des torrents d’angoisse qui résultent, selon notre pouvoir en des productions plus ou moins pharaoniques : de celle d’enfants qui disent l’espoir dans le futur à l’érection de bâtiments aussi massifs que mal conçus qui évoquent plutôt notre incapacité à lâcher notre passé. Pensons à la Bibliothèque Nationale de France, ou bibliothèque François Mitterand et ses magasins de livres installés dans quatre tours en plein soleil et qui ont donc dû être équipées de volets. Pendant ce temps, les employés sont en sous-sol1…
Je parle donc à mes étudiants de l’opportunité que représente cette limite. Ce n’est pas une malédiction, mais le lieu d’une expérimentation passionnante et inévitable, celle d’une vie.
Le manque n’est pas un choix. Nous avons tous un compteur interne. La question est comment l’allouer. Il y a deux semaines, je vous citais Balzac pour parler de l’illusion des coûts irrécupérables (à savoir qu’ils le sont, irrécupérables). Comment ne pas évoquer ici La Peau de chagrin dont la catégorisation comme conte philosophique cache un autre conte, un décompte économique. Que dit-elle cette peau de chagrin ?
Si tu me possèdes, tu posséderas tout,
mais ta vie m'appartiendra. Dieu l'a
voulu ainsi. Désire, et tes désirs
seront accomplis. Mais règle
tes souhaits sur ta vie.
Elle est là. A chaque
vouloir je décroîtrai
comme tes jours.
Me veux-tu?
Prends. Dieu
t'exaucera.
Soit !
Plus loin, Balzac propose une définition de l’économie aussi littéraire que définitive :
L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : Vouloir et Pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit, mais savoir nous laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme.
Vouloir, ce sont bien sûr nos besoins et envie qui n’ont pas de limite. Pouvoir, ce sont nos ressources qui, elle, le sont. Nous brûlons de désir et nous crevons d’impuissance. Heureusement, il nous est proposé un entre-deux, celui de savoir. D’utiliser nos connaissances, notre appétit à connaître le monde pour ne se laisser ni dévorer, ni étouffer.
Lorsque Vouloir et Pouvoir s’alignent, mais que Savoir n’est pas invité à la fête, cela donne des résultats qui vont du plus ridicule au plus dangereux comme dans le cas de fusées de millionnaires dont le Guardian offre un commentaire aussi précis qu’absurdement drôle.
Ou les Crakers dans Le dernier homme, le premier tome de la trilogie Maddadam, écrit par Margaret Atwood. Les Crakers, nommés d’après leur créateur, Crake, sont de nouveaux humains plus écologiques, moins sujets à la maladie et moins violents. L’avenir de l’humanité ? Peut-être si, en les concevant, Crake ne s’était pas lui-même coupé du monde et de sa connaissance. Vouloir et Pouvoir s’alignent ici pour créer une forme de désastre qui nous invite à questionner les limites de notre action sur le monde.
J’expliquais donc cela à mes étudiants en leur intimant de ne pas faire l’économie de cette économie-là. De prendre le temps de faire face à leurs ressources pour, autant que possible, faire des choix éclairés.
Prendre le temps. Cela mériterait toute une série de newsletter. Le temps, c’est la ressource qui paraît égale, du moins en apparence. Nous avons tous 24h par jour. Mais nous ne sommes pas toutes égal.aux devant le sommeil, l’énergie, les transports… selon nos métiers, nous sommes plus ou moins fatigués physiquement lorsque nous rentrons chez nous.
Je veux quoi ? Et je peux quoi ? Car s’il est bien une chose que l’économie nous apprend c’est que ce n’est pas parce que l’on veut que l’on peut contrairement à ce que nous enseignent certains slogans de marques de sport dont les produits sont préparés dans des circonstances douteuses. Rien de plus pernicieux que ce « Just do it » qui régna sur les années 80 et 90 et dont les échos perdurent.
Non, vouloir n’est pas pouvoir, ce qui m’amène à vous parler de l’un de mes pet peeves, la pensée magique. Vous la connaissez peut-être sous des noms aussi divers méthode Coué, vision boards et surtout, dans sa dernière incarnation marketing : le « manifesting ».
« Manifester », pas dans les rues, ni sous forme de pamphlet politique, est une autre expression de « Just do it » transformé en un étrange « Just dream it ». Bien sûr, la plupart des personnes qui le pratiquent ne croient pas que le simple fait de visualiser son succès le garantissent, mais il existe toujours un espoir. Celui de la pensée magique, celui des nouveaux gourous tels Tony Robbins ou le dr. DiSpenza. Des hommes qui vous proposent de préparer votre esprit tous les matins, de vous visualiser gravissant des montagnes et surtout… d’y croire.
Si nous avons tous un modicum de puissance, celui-ci ne nous garantit rien. Si « manifester » avec force pierres et prières vous fait du bien, vous détend, que faire des visions boards vous permet d’accéder à un univers de relaxation intense alors, oui, MANIFESTEZ. Mais, comme en religion, ne mettez pas votre succès ou votre échec sur le compte de votre force d’esprit.
Le problème de cette pensée magique c’est son individualisme forcené. On manifeste pour soi, au lieu de descendre dans la rue. L’un n’empêche pas l’autre, mais le manifesting sème la graine de l’hyperagentivité : si je le veux, je l’aurai. Ce faisant, il ignore les injustices systémiques.
J’aimerais attribuer mon succès à mon travail, à mon enthousiasme, aux buts que je me suis fixée, mais la vérité est que mes succès sont une combinaison des droits pour lesquelles d’autres se sont battues, d’une éducation (presque) gratuite, et de parents qui ont offert à leurs enfants ce que leurs parents n’ont peut-être pas pu faire : le choix.
Si j’ai le luxe de « manifester » dans ma chambre2 c’est parce que d’autres ont manifesté ensemble dans la rue pour moi. Et si je veux que les générations actuelles puissent le faire, alors à mon tour d’unir mes ressources à celles des autres.
La relation à l’autre, c’est le message principal du signe de la Balance. L’union fait la force. L’union économique a fortiori. La Balance ne dit pas je peux tout toute seule. Elle ne dit pas non plus, je ne peux rien. Elle propose de se positionner par rapport aux autres, de chercher l’harmonie. Or, qu’est-ce que l’harmonie si ce n’est la combinaison de sons agréables à l’oreille. Ces sons ne se fondent pas un seul, ils se surimposent, et c’est leur lien qui donne lieu à la beauté, celle du vivre-ensemble.
Pourquoi est-ce que je vous parle de musique ? Peut-être car la semaine commence par une pleine Lune en Poissons qui nous parle d’harmonie, de non-limites pour pouvoir se connecter à l’autre et entrer dans la saison de la Balance.
La prochaine fois, nous parlerons d’hyperagentivité, de la religion de la prospérité et de l’adage « tout ce qui brille n’est pas d’or ».
Tous les employés ne le sont pas, bien sûr, mais on aurait pu imaginer offrir un peu de lumière naturelle aux bibliothécaires. Ou non, après tout, c’est bien connu que la vitamine D produit des effets délétères comme un regain d’énergie qui n’est que le premier pas vers une insurrection globale.
Bien sûr que je « manifeste ». J’appelle ça rêver et ça n’a pas moins de valeur. En outre, cela ne demande l’achat d’aucune méthode pour apprendre à rêver, ou de formations et méditations dispensées par un américain sous stéroïdes aux dents ultrablanches qui, sous couvert de manifester, vous proposer une nouvelle religion, celle de la prospérité.