Une vie rêvée
#8 Où Murakami, George Eliot et Adelaide Anne Procter conversent avec Duke Ellington.
Minute autopromotion :
Suite à mon premier atelier avec les Mots, je propose un nouvel atelier qui réunit deux de mes passions : la quête du Graal et les réécritures. Si vous voulez en savoir plus, c’est par ici.
Et bien sûr, si vous voulez écrire en utilisant l’astrologie comme outil, vous pouvez encore vous inscrire à mon atelier astro x lettres du 5 et 6 mars.
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Dans les moments de doute, de réflexion, ces entre-deux où l’on n’en finit pas de sortir de sa chrysalide ou d’un tunnel pandémique, je me demande toujours : quel.le écrivain.e écrirait l’histoire de ces semaines, de ce fragment de vie ? De quel livre sommes-nous les héro.ïnes inconscientes ?
Ce mois de janvier qui vient de passer, ces derniers mois à vrai dire, m’ont donné l’impression d’être l’un des personnages d’Haruki Murakami.
Haruki, le plus connu des Murakami1 et le plus célébré, est la coqueluche des amateurs de littérature japonaise qui ne sont pas japonais. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il est imprégné de codes occidentaux qu’il réécrit. Après tout, l’auteur a étudié le théâtre gréco-romain à l’université Waseda (l’équivalent de l’Ecole Normale Supérieure), il est un amateur éclairé de jazz et sa passion pour la course — le marathon — a fait les beaux jours d’un memoir entre essai et autofiction qui décrivait les joies de la douleur. Le marathon, l’écoute du jazz, autant d’activités solitaires qui confrontent l’être à sa propre finitude.
Mais cela n’explique pas encore pourquoi ces derniers mois m’ont donné l’impression de vivre dans mon propre roman de Murakami. En étudiant les romans de celui-ci, j’ai découvert que tout était une question d’ingrédients. Car la littérature murakamienne a ses recettes éprouvées.
Voici donc « Marion danse, danse, danse à l’ouest du Soleil» avec les ingrédients suivants :
1) Une routine monacale :
Murakami décrit la routine comme un rituel qui confine au sacré sans jamais lui enlever de sa quotidienneté. Le moment le plus humble, le geste répété le plus souvent est encore une autre façon d’accéder à un univers parallèle. C’est la répétition de l’ordinaire qui fait naître l’extraordinaire, un extraordinaire le plus souvent mâtiné d’inquiétante étrangeté.
Éducation catholique ou neuroatypie (probablement les deux), j’ai une passion pour les routines tirées au cordeau. À tel point, que je trace moi-même mes emplois du temps hebdomadaires pour les rendre les plus harmonieux possibles. Ainsi, je me revois commencer ce nouveau travail, dans une ville nouvelle, libre d’organiser mon temps. Réveils identiques, petit-déjeuners similaires, passage à la médiathèque le même jour de chaque semaine et incidemment la même heure. Une journée dédiée à la recherche, l’autre à l’écriture. Enchaîner, recommencer, affiner, raffiner jusqu’à atteindre un état quasi hypnotique car la routine, lorsqu’elle n’est pas subie, transcende.
Ajoutez à ceci un cours de piano hebdomadaire qui nous amène au deuxième ingrédient d’un roman de Murakami. Un extrait d’ Au Sud de la frontière, à l’Ouest du Soleil pour vous donner un indice.
C’était Shimamoto-san qui s’occupait des disques : elle en sortait un de sa pochette, l’installait sur la platine en le tenant à deux mains, prenait soin de ne pas poser les doigts sur les microsillons, époussetait la tête de lecture avec un petit pinceau spécial, abaissait lentement l’aiguille sur le disque. Quand il s’arrêtait, elle l’aspergeait d’un spray dépoussiérant, l’essuyait avec une peau de chamois, le remettait dans sa pochette, qu’elle rangeait ensuite à sa place sur l’étagère. Elle accomplissait avec une impressionnante gravité cette série de gestes appris de son père. Les paupières plissées, elle retenait son souffle. Moi, assis sur le canapé, je la regardais faire. Quand elle avait terminé, elle se tournait vers moi en souriant, et je me disais chaque fois : “On ne dirait pas qu’elle manipule un simple disque, mais plutôt une âme en danger enfermée dans un fragile récipient de verre.”
2) La musique comme clé d’interprétation
L’un des ingrédients typique d’un Murakami, c’est l’amour de la musique et plus particulièrement du jazz. Un amour-passion puisqu’avec sa femme, il a ouvert un jazz-bar dans les années 70, alors qu’ils sortaient de l’université. Ce jazz-bar s’appelait “Peter Cat”.
Dire que Murakami aime le jazz, c’est comme dire que l’on aime la musique classique, c’est ne rien dire. Le jazz qu’aime Murakami, c’est un jazz littéraire, qui crée des ponts entre les arts. Dans son roman Au Sud de la Frontière, à l’Ouest du Soleil, son personnage principal écoute l’album de Duke Ellington, Such sweet thunder. En 1956, Duke Ellington et son orchestre joue à Stratford, au Canada. Au même moment a lieu le Stratford Shakespeare Festival. Intrigué, Duke Ellington contacte les organisateurs et les prévient qu’il va créer un album-concept de douze morceaux, tous évoquant une pièce de Shakespeare.
Murakami évoque un morceau particulier “Star-crossed lovers” qui, bien sûr, raconte “Roméo et Juliette”. Les deux amants maudits (et impatients… ah ! que de drames shakespeariens et raciniens auraient été résolus avec deux minutes supplémentaires d’attente) sont interprétés par deux saxophones, alto et ténor. Les notes s’enlacent, séductrices, joyeuses, surprenantes dans ce dialogue amoureux adolescent. La musique rythme le récit. Elle est le récit. Ces amants maudits se sont le narrateur et Shimamoto-san.
Si je ne voulais plus entendre ce morceau, ce n’était pas parce qu’il me rappelait Shimamoto-san. C’était parce qu’il ne touchait plus mon cœur comme avant. […] Et je ne voulais plus écouter une musique qui, si belle fût-elle, n’était plus pour moi qu’une carcasse vide.
Et dans mon roman ? Ces derniers mois ont été rythmés par des séances quotidiennes de piano où je déchiffrais péniblement la première invention de Bach ou encore l’introduction au Concerto n° 21 de Mozart. Ici, la musique se mêle à la routine, cette idée de remettre son travail sur le métier tous les jours pour améliorer petit à petit son jeu. Mais les narrateurs/héros de Murakami jouent peu de musique, ils préfèrent l’écouter et se laisser traverser par elle.
Après avoir vérifié mon temps d’écoute sur Spotify, je me suis rendu compte que les morceaux que j’avais écoutés le plus étaient les Variations Goldberg jouées par Glenn Gould. Cet enregistrement a la particularité de comprendre la respiration du pianiste, mais aussi ces murmures semi-chantés sur certaines parties de la partition qui sont typiques du musicien. Bach a composé ces variations pour occuper les nuits d’insomnie du baron Goldberg. Je les ai moi aussi écoutées quand je n’arrivais pas à dormir, dans un moment très murakamien de solitude choisie et délectable.
Aucun bruit si ce n’était ma respiration et celle de Glenn Gould. Les notes au creux de l’oreille, j’attendais le message secret que ne manquerait pas de me délivrer le musicien d’outre-tombe. Peut-être tout simplement de continuer à faire mes gammes ?
3) Le lieu
Vient ensuite le dernier ingrédient : un littoral, une forêt, un endroit à part qui pourrait être n’importe où, mais qui a pour particularité de se prêter à la contemplation, à la pause. Je vis dans une ville du bord de mer pour la première fois depuis mon séjour au Japon il y a plus de dix ans et le parallèle n’a pas manqué de me faire sourire en écrivant ce texte. Un bus ou un bateau bu et me voici à contempler l’Atlantique comme à l’époque, je pouvais contempler le Pacifique et au loin, l’île de Shikoku. Comme à chaque déménagement, j’ai tenté de nouvelles activités, comme la randonnée, me disant qu’elle aurait le mérite très discutable de “me faire prendre l’air”. Ces matinées et après-midi d’automne et d’hiver à longer le littoral m’ont rappelé les mots de cette kinésithérapeute que j’avais consultée pour un roman. Elle m’avait dit, à notre troisième bière dans un bar de Clermont-Ferrand (un moment très murakamien) et ce, sans aucun jugement, mais avec l’expérience de quelqu’un qui avait vu beaucoup de sportifs : “La randonnée, c’est une activité de dépressifs.” Elle ne parlait pas ici des marcheurs qui doivent aller d’un point A à un point B, mais bien de personnes qui choisissent un tronçon, s’équipent et le parcourent avec des pauses répétées pour “un point de vue” qu’elles s’échinent à trouver beau, philosophant parfois sur le sens de la vie, cherchant absolument à extraire un sentiment de cette expérience de communion inégalable avec la nature et Décathlon.
Mais je m’égare. Ces quelques randonnées m’ont procuré un frisson qui n’avait rien de contemplatif et tout de mortel(lement ennuyeux). Et c’est peut-être là leur qualité la plus murakamienne.
Car s’il est un ingrédient qui lie tous les précédents et constitue probablement le fond de l’œuvre murakamienne, c’est une conscience aiguë de sa propre solitude. Ses personnages principaux sont pour la plupart autosuffisants. Ils fonctionnent en circuit fermé, entre leur musique et la contemplation de paysages géographiques et mentaux. Murakami a dit à plusieurs reprises qu’il écrivait contre la structure de la famille japonaise, préférant l’individu au groupe, l’individu et l’exploration de son intimité.
Et c’est de cette solitude intrinsèque à notre condition humaine que naît la magie, l’histoire qui vient remplir le vide. À ce stade de mon séjour, je m’attends à ce que l’on vienne me chercher pour me proposer de lire l’avenir et les rêves dans des crânes de licorne2 ou que mon amour d’enfance vienne m’avouer qu’elle fait maintenant partie d’une secte qui fait disparaître, littéralement disparaître, ses membres en absorbant leurs pensées3. Et surtout, surtout, plus de randonnées.
Murakami privilégie un récit de la routine qui dérape. Ma routine 2021-2022 a inclus le visionnage de la fin de Younger, une série qui relève du réalisme magique. Sutton Foster y joue Liza Miller, une femme d’une quarantaine d’années qui se fait passer pour une femme de vingt-sept ans afin de trouver un travail après un hiatus de quinze ans pendant lequel elle a élevé sa fille. Dans cette série, Liza travaille dans une maison d’édition. Elle est férue de littérature et dans la saison 7, elle cite George Eliot
“It’s never too late to be what you might have been.”
Il n’est jamais trop tard pour devenir ce que vous auriez pu être.
Le voilà le message que j’attendais ! Il n’était pas dans les randonnées ou dans les Variations Goldberg, mais dans une série télévisée avec Hilary Duff. Merci Murakami !
Mais voilà, cette citation était-elle réellement de George Eliot, ou bien le scénariste s’était-il simplement servi du dictionnaire des citations ?
L’autrice britannique étudia le rapport entre le microcosme et le macrocosme, la pression de la société sur ses membres et la question du libre-arbitre. Cette citation, plus proche du feel good capitaliste option bien être que de ses récits sociopolitiques, était-elle bien la sienne ? Voici le fruit de mes recherches.
Elle est apparemment dérivée d’un poème « Legend of Provence » (1859) d’Adelaide Anne Procter, une poétesse de l’ère victorienne. Un journal américain aurait demandé à ses lecteurs leurs citations préférés et, en 1881, il aurait inclus celle de George Eliot sans la vérifier. Voici l’originale :
No star is ever lost we once have seen,
We always may be what we might have been.
Le poème d’Adelaide Anne Procter raconte l’histoire d’une jeune nonne qui, tombée amoureuse d’un jeune chevalier, quitte son couvent pour y revenir, déçue et désolée des années plus tard. Ce « what might have been » fait allusion à la vie de nonne qu’elle aurait pu avoir en continuant à vivre avec ses sœurs. Elle est « l’outcast », celle qui est partie pour suivre un espoir, un rêve.
Une recherche supplémentaire sur Adelaide Anne Procter m’as appris que celle-ci ne s’est jamais mariée malgré de longues fiançailles qui furent d’ailleurs rompues par son fiancé. Le mystère s’épaississait. Certains critiques soulignèrent l’amitié qu’Adelaide Anne Procter témoigna à Matilda Hays, qui faisait partie comme elle de La Société pour la Promotion et L’emploi des femmes. Certains de ces critiques utilisèrent le charmant euphémisme “d’émotionnellement intense” pour qualifier cette amitié. Elle dédia d’ailleurs son premier volume de poésie à Matilda. Elle lui écrivit aussi un poème intitulé « A M.M.H. » dans lequel elle évoquait en toutes lettres son amour pour elle. Hays était une romancière et une poétesse scandaleuse qui s’habillait avec des vêtements d’homme. Elle était aussi la traductrice de George Sand. Bien sûr.
Le rêve d’Adelaide Anne Procter est un rêve tout murakamien en ce que sa poésie, tout comme les romans de l’auteur japonais, fait la part belle à l’imaginaire, un imaginaire d’autant plus peuplé que ses personnages sont irrémédiablement seuls.
Et c’est ainsi que son poème « Legend of Provence » se termine :
The hopes that lost in some far distance seem
May be truer life, and this is the dream.
Les espoirs qui nous paraissent perdus au loin,
Sont peut-être une vie plus vraie, et ici est le rêve.
Je vous souhaite d’être le héros. ïne de tous les textes possibles et de vivre votre solitude comme le terreau fertile qu’elle peut être.
Je vous remercie aussi d’avoir pris le temps de lire cette newsletter plus personnelle que les précédentes. A moins, bien sûr, que je n’aie tissé une fiction, celle de ce personnage qui contemple le grand large, les murmures de Glenn Gould au creux de l’oreille, tout en méditant sur l’étymologie de “randonner”, à savoir courir rapidement en poussant de grands cris.
Ses yeux se ferment, elle inspire profondément. Puis elle se met à hurler avant de dévaler le sentier qui la mène à la plage.
FIN.
Vous connaissez peut-être Murakami Ryu, auteur de l’excellent “Les bébés de la consigne automatique”
La Fin des temps, Haruki Murakami
1Q84, Haruki Murakami, une trilogie qui ne restera pas ancrée dans ma mémoire.