Ten things I hate about you, 2e partie
#11 Où je continue à réfléchir sur ce que les réseaux nous font et font de nous
Cette infolettres interroge mon rapport aux réseaux sociaux suite à la lecture de l’essai de Jaron Lanier paru en 2018 « Ten Argument for Deleting Your Social Media Accounts Right Now ». Le livre a été traduit en français sous le titre « STOP aux réseaux sociaux ! 10 bonnes raisons de s’en méfier ». Je discute ici les raisons 5 à 10. Vous pouvez lire la première partie ici.
Minute publicité : Je donne deux ateliers avec les Mots, en distanciel ou en présentiel. Le premier a lieu le week-end du 14-15 mai. Il s’appelle Astroxlettres et pour en savoir plus, c’est ici. J’utilise votre carte du ciel pour des exercices d’écriture ludiques et donc extrêmement sérieux. Le deuxième a lieu le week-end du 18-19 juin et a pour but de vous faire écrire une nouvelle contemporaine qui réactualise la légende du Graal (ma passion). Pour en savoir plus, c’est ici.
NDLR: Jaron Lanier est un homme cis blanc et une figure incontournable de la Silicon Valley en mode OVNI. C’est l’un des pionniers de la réalité virtuelle à la fin des années 80. Il poursuit une réflexion nourrie et passionnante sur internet et les réseaux sociaux, sans confondre l’un avec l’autre.
Raison n°5 de quitter les réseaux sociaux: vos paroles y sont vidées de leur sens
Je vais vous rappeler ici les heures les plus heureuses de vos années de collégiens et lycéens : Ne citez pas pour citer ! Des paroles, sans contexte, n’ont pas de sens.1
Speaking through social media isn’t really speaking at all. Context is applied to what you say after you say it, for someone else’s purposes and profit. FR: S’exprimer sur les réseaux ce n’est pas vraiment s’exprimer. Le contexte est appliqué après l’acte de parole et sert les objectifs et le profit d’un autre.
Cette question d’un contexte a posteriori est particulièrement prégnante sur les réseaux. Vous connaissez bien ça, c’est le détournement, la réutilisation d’un meme, d’une citation pour justifier un propos, le reel qui crée un scandale parce qu’il est détaché du contexte d’un compte bien particulier. Tout est prétexte à nourrir l’indignation de l’autre.
L’essai insiste -tout en rappelant le biais de Jaron Lanier, un homme cis blanc- sur le cas des minorités qui s’expriment en ligne et notamment des femmes dont les paroles et les images (pensez aux images) vont être détournées de manière grotesque et souvent sexualisées à outrance.
Un exemple de contenu sans contexte, c’est la censure des comptes qui représentent des corps gros. J’en veux pour preuve le compte de Leslie Barbara Butch et l’affaire de grossophobie dont elle fut victime en 2020. Hors contexte, le bot ne voit que de la chair potentiellement indécente - un autre sujet là aussi- et va donc la censurer. Y a-t-il eu un véritable changement des politiques d’Instagram depuis que Barbara Butch a discuté avec le patron français d’Instagram et de FB ? Non, et pour plusieurs raisons assez simples, ces entreprises sont extrêmement centralisées. Les décisions stratégiques se font aux Etats-Unis. Ensuite, pourquoi investir dans un système de contrôle plus fin (mais aussi contrôlé partiellement par des humains) quand nous continuons à les utiliser tout de même ?
Les réseaux ne savent pas censurer les véritables appels à la haine. Dès 2015, le CEO de Twitter reconnaissait son incapacité à gérer les trolls dans un mémo depuis devenu célèbre (et puis oublié).
L’un des seuls endroits où les paroles gardent leur sens c’est… le podcast. D’abord car il est difficile à consommer par bouchées, il nous oblige à écouter, à pénétrer dans l’univers de quelqu’un, à écouter le contexte. Les podcasts n’ont pas encore été touchés par la machine infernale BUMMER.
Pas encore, mais pour combien de temps ? Sortir les citations de leur contexte pour créer une sorte de “best of” que l’on pourrait écouter sans vraiment savoir d’où viennent les extraits, qui parlent et pourquoi il.elles parlent ? Cela semble ridicule, voire effrayant, et pourtant c’est ce que nous faisons tous les jours sur les réseaux.
Raison n°6 de quitter les réseaux sociaux: ils réduisent (détruisent) notre empathie
C’est la continuité du fait que les réseaux sociaux vident nos paroles de sens.
Le para social de réseaux comme instagram crée une fausse proximité. On croit connaître les gens que l’on suit, tout en ayant en réalité une vision très superficielle de leur expérience sur les réseaux, par exemple, ce qu’eux-mêmes voient sur le feed et donc ce qui les influence. Ces comptes, ce sont des personnes (quand ce ne sont pas des bots, certes). Je ne sais pas ce que vous recevez sur votre feed tous les jours. Je ne sais pas ce qui informe votre pensée. Ce que je sais, c’est que nous n’avons pas le même et que nos biais respectifs sont renforcés par notre feed.
C’est ce qu’ Eli Pariser a appelé « filter bubbles » au début des années 2010 ou la bulle de filtrage, qui désigne le filtrage de l’information qui nous parvient, celles qui résultent d’une personnalisation (l’algorithme) qui s’instaure à notre insu.
Votre feed instagram est personnalisé grâce à des informations récoltées sur vous, informations auxquelles vous n’avez pas accès. La bulle web dans laquelle vous vous trouvez est une combinaison de vos choix : vos amis, les réseaux que vous utilisez, et des algorithmes sur chacun des réseaux que vous fréquentez. Les réseaux sociaux vous montrent ce qu’ils pensent être pertinents pour vous. Mais ce faisant, ils vous enferment dans une bulle qui devient l’opposé de ce sur quoi s’est bâti internet : être connecté aux autres.
Si on a une conscience moins aiguë des opinions des autres, de sur quoi elles reposent, alors la polarisation des opinions s’accentue.
Raison n°7 de quitter les réseaux sociaux: ils nous rendent malheureux.ses
Je vous invite à lire ces trois articles du New Yorker, du Time et du Guardian qui s’appliquent tout particulièrement à instagram et Facebook.
Non seulement les réseaux sociaux nous rendent tristes, mais ils personnalisent cette tristesse. Quelle chance n’est-ce pas ? Ils viennent taper là où ça fait mal puisque nous leur en donnons le pouvoir en leur livrant beaucoup de nos pensées. Il y a un paradoxe qui semble être que plus l’on s’y exprime, plus notre confiance en nous-même s’effrite. A moins bien sûr que votre tribune soit suffisamment tiède pour éviter les clashs. Mais dans ce cas, votre bulle de filtrage est probablement en béton armé.
Malgré les études qui démontrent les effets négatifs des réseaux, rien ne change et surtout, rien n’est révélé sur les raisons de cette misère. Je reprends l’exemple de la peinture au plomb ici. Si de la peinture vous rend malade, alors les fabricants ne peuvent rien faire d’autre que de vous laisser l’analyser. Vous en avez les outils. Comment expliquer que la CIA puisse avoir des fuites, mais que l’algorithme de Google reste une boîte noire ? Et surtout, pourquoi l’accepter ?
La machine BUMMER nous place dans des catégories, comme un horoscope maléfique2, qui va ensuite déterminer ce que l’on voit et nous rendre plus malheureux car la misère se traduit par une utilisation plus régulière des réseaux.
Si le bonheur n’est pas le but, mais le moyen de la vie3, il semble logique de se débarrasser de ce qui nous rend malheureux pour justement avancer.
A ce titre, lisez la dernière interview de Daniel Glover.
Did you intentionally shift your approach to social media?
I was kind of intentional. I was born in the ’80s, so I had a good context of how I felt without it. And I felt better without it, so I stopped. The internet moves like a drug. An accelerant. I don’t know.
How do you think your peers feel about their relationship with it?
Everyone I meet who’s active on the internet looks tired as fuck in real life.
Raison n°8 de quitter les réseaux sociaux: ils nous exploitent (oui, je vous parle d’économie et justifie le titre de mon infolettre !)
A moins que vous ne fassiez partie de la macronie, il est impossible de nier les disparités économiques grandissantes dans la « gig economy » c’est à dire l’économie qui favorise la précarité avec une flexibilité qui n’en est une que pour ceux qui détiennent le capital.
Internet a été victime de son ambition de liberté et de gratuité. Il y a une véritable confusion entre « accessibilité », « liberté » et « gratuité ». D’un côté, on a le fantasme des logiciels gratuits et de la passion de l’open source et, de l’autre, une passion étrange pour les grands fondateurs de la tech, une nouvelle série de pères fondateurs 2.0. On a remplacé nos idoles par ces personnages, tel un Steve Jobs. La fascination du succès, et donc de l’argent, est difficilement compatible avec cet internet libre et gratuit.
Quand tout doit être gratuit, mais qu’on est fasciné par les milliardaires alors c’est la publicité que l’on accepte, pour pouvoir les rendre riches.
Or, les données que Facebook et instagram utilisent pour nourrir cette publicité, c’est à dire VOS données, sont du travail. Votre travail pour lequel vous n’êtes pas rémunéré. Si votre contribution aide ces entreprises à générer des revenus alors vous devez en percevoir une partie. La question des données comme valeur de travail ne semble pas « prendre », mais quand The Economist, une parution pas exactement de gauche se penche sur la question, alors pourquoi n’en parlons nous pas plus ? Nous sommes à la machine BUMMER ce que le pétrole est à Total. Google et Facebook sont en réalité totalement dépendants de nous. C’est nous qui permettons à Mark Zuckerberg d’acheter des terres autochtones à Hawaii pour agrandir sa résidence secondaire.
S’il y a une chose que les services de streaming nous ont appris, c’est que payer, en réalité permettait d’avoir du contenu de meilleure qualité. Payer un service tend à l’améliorer. J’en ai parlé dans la précédente newsletter, mais cette fausse économie ne profite durablement qu’aux influenceurs stars, et à quel prix ? Au prix de les voir proposer des voyages à Acapulco pendant que le monde brûle ? De nous inviter à consommer plus quand le rapport du GIEC ne nous dit qu’une chose : la décroissance, c’est maintenant ?
Ce n’est pas anodin si les comptes qui créent du contenu régulièrement ont migré en partie vers Patreon. Le contenu de qualité se paie. Le travail a une valeur.
Suite à la sortie de son livre, Jaron Lanier a proposé une solution pour rendre les réseaux économiquement plus juste. J’ai fait travailler mes étudiant.es sur cette vidéo qui est un exercice formidable d’économie de partage. Une économie qui nous place au centre et nous permet de choisir ce que l’on veut vendre. On peut améliorer les réseaux sociaux, mais pour ça, il faut proposer un ultimatum.
Raison n°9 de quitter les réseaux sociaux: Ils rendent impossible l’exercice de la politique
Est-ce que les réseaux sociaux rendent l’exercice de la démocratie impossible ? Ou est-ce que les gouvernements successifs (de tous les pays) se sont tirés des balles dans le pied ? Là est la question. La démocratie est un concept illusoire. Nous ne sommes pas en démocratie, stricto sensu4. Est-ce qu’un président élu au vote utile et qui nous impose ses décisions depuis 5 ans est représentatif de la démocratie ?
Est-ce que ce qui se passe sur les réseaux contribue à l ‘exercice de la politique ? Je suis plus nuancée que Jaron Lanier sur le sujet. Le féminisme nouvelle génération a bénéficié grandement des réseaux. Mais ces mêmes réseaux se retournent aussi contre lui. Le livre d’Elvire Duvelle-Charles, Féminisme et réseaux sociaux, une histoire d’amour et de haine, est intéressant à ce sujet.
Jaron Lanier parlait en 2016-2017, quand il a écrit son essai, du backlash politique qui avait lieu sur les réseaux sociaux. Dans un monde où l’option de l’algorithme récompense la dynamique « Soothe or Savage » : « Apaise ou Attaque », la montée d’un camp se traduit par une montée parallèle du camps opposé, ces incels-trolls qui ne cherchent qu’une chose : faire taire les militantes. Et à ces incels-trolls se joignent le problème de la censure inopérante sur les réseaux. Combien de comptes militants se font censurer ? J’ai l’impression d’en signaler un faux shadowban une fois par jour. Et vous ?
En outre, les pensées complexes sont rapidement écartées du réseau, qui ne les récompense pas, et doivent se retrouver ailleurs pour être développées. Ce fut, à une période, la gazette d’Olympe, du compte olympe rêve, qui a maintenant migré sur Patreon, comme le compte de Mécréantes ou bien sûr d’Elvire Duvelle-Charles.
Nous sommes de plus en plus prêt.es à payer pour du contenu de qualité, et ça, ça ne fait pas le jeu des réseaux sociaux.
Raison n°10 de quitter les réseaux sociaux: ils sont mortifères pour nos âmes
Ah oui, Jaron est un peu dramatique, mais après toutes ces raisons, ces articles, cette réflexion, comment ne pas l’être ?
L’âme, qu’est-ce ? L’anima ou le souffle, l’inspiration ? L’âme ce serait ce qui nous est le plus intime, le plus précieux, un principe de vie qui dépasse notre esprit. Je ne suis pas philosophe (de comptoir, tout à fait), mais je pense à au documentaire Netflix “Hype House” qui montre des influenceurs qui vivent dans de grandes demeures (étrangement mal meublées) où ils créent du contenu non stop. Le documentaire est d’une tristesse confondante, en montrant aussi la manière dont ces influenceurs sont dévorés par la machine réseaux sociaux. Amer et vaguement désorientés, ils errent dans ces résidences hollywoodiennes, sorte de garderie pour grands enfants, le regard vague et la pression de devoir créer du contenu.
Bien sûr “Hype house” est excessif, mais comme tout excès, le documentaire met en lumière ce vide profond qui semble être commun à tous ces personnages qui sont réduits à jouer un rôle pour tenter de continuer leur vie, une vie dont le but est d’être vu.
Je n’ai pas encore digéré cette lecture et je ne terminerai donc pas sur un théâtral : CIAO BAMBINI !
Mais ce qui est certain, c’est que je vais modifier mon utilisation pour, autant que possible, utiliser et ne pas être utilisée.
Et vous ?
Oui, celleux qui se rappellent d’astrolettres peuvent rire. Mais je vous le promets sur mon astromap, ces citations ont toujours été tirées manuellement de livres que j’ai lus.
Y a-t-il des horoscopes bénéfiques ? Vous avez 4h. Plus sérieusement, votre horoscope écrit par un pigiste sous-payé (pléonasme ?) ne vous suit pas toute la journée pour modifier votre expérience et noter ce que vous likez et ne likez pas.
Citation sans contexte. Saurez-vous en retrouver l’auteur et l’oeuvre ? Un indice, il a laissé sa soeur pourrir dans un asile.
Oui, je suis tombée dans une phase graeberienne très poussée à l’approche des élections.