Ten things I hate about you
#10 où il est question de réseaux sociaux, d'addiction et de libération
Cette infolettres interroge mon rapport aux réseaux sociaux suite à la lecture de l’essai de Jaron Lanier paru en 2018 « Ten Argument for Deleting Your Social Media Accounts Right Now ». Le livre a été traduit en français sous le titre « STOP aux réseaux sociaux ! 10 bonnes raisons de s’en méfier ». Je discute ici les quatre premières raisons.
Minute publicité : Je donne deux ateliers avec les Mots, en distanciel ou en présentiel. Le premier a lieu le week-end du 14-15 mai. Il s’appelle Astroxlettres et pour en savoir plus, c’est ici. J’utilise votre carte du ciel pour des exercices d’écriture ludiques et donc extrêmement sérieux. Le deuxième a lieu le week-end du 18-19 juin et a pour but de vous faire écrire une nouvelle contemporaine qui réactualise la légende du Graal (ma passion). Pour en savoir plus, c’est ici.
NDLR: Jaron Lanier est un homme cis blanc et une figure incontournable de la Silicon Valley en mode OVNI. C’est l’un des pionniers de la réalité virtuelle à la fin des années 80. Il poursuit une réflexion nourrie et passionnante sur internet et les réseaux sociaux, sans confondre l’un avec l’autre.
Raison n°1 de quitter les réseaux sociaux : La perte de votre libre-arbitre
Dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, Karl Marx écrit en 1843 :
La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel.
Remplacez religion par réseaux sociaux et vous verrez que la pensée de Lanier rejoint de bien des manières celle des marxistes, mais aussi des… anarchistes. Pourquoi ? Car il est avant tout question de liberté, une notion que les réseaux sociaux mettent en danger.
Jaron Lanier commence fort en nous comparant à des chien.nes de Pavlov qui promenons notre cage avec nous. Plus besoin d’un scientifique qui appuie sur une alarme pour nous signifier que nous allons recevoir à manger, mais à la place, la dopamine que les likes, partages et commentaires nous donnent et qui nous fait saisir sans nous en rendre compte, notre téléphone pour vérifier une énième fois notre compte insta, FB, tik tok et j’en passe. Les réseaux sociaux nous domestiquent. Graduellement, mais sûrement, ils altèrent notre comportement. Vous trouvez ça normal ?
En 2017, Chamath Palihapitita, l’ancien VP user growth (en charge de faire grandir la base utilisateurs) de Facebook disait la chose suivante.
The short-term, dopamine-driven feedback loops we’ve created are destroying how society works… My solution is I don’t use these tools anymore. I haven’t for years.
FR: Les boucles de feedback engendrées par la dopamine à court terme que nous avons créées sont en train de détruire le fonctionnement de notre société… Ma solution c’est que je n’utilise plus ces outils. J’ai arrêté il y a des années.
L’article complet se trouve ici. Quand le vice president d’une entreprise vous dit qu’il a cessé d’en utiliser les outils, qu’est-ce que vous en tirez comme conclusion ? Que vous, qui n’avez pas accès à la boîte noire, saurez mieux les gérer ?
De bien des manières, les réseaux sociaux posent une question existentialiste : L’enfer, est-ce les autres ? Il semblerait que oui si l’on en croit le stimulus que représente la pression sociale. Je veux être aimé.e, je veux être liké.e, je veux être vue, je cherche mon groupe (je vous évite le mot tribu si aimé du marketing des années 2000).
Petit à petit, comme des addicts, nous modifions nos comportements, le problème vient ici de ce que ces modifications se font à grande échelle et dans un but mercantile dont nous ne bénéficions pas. Qui gagne vraiment sur ces réseaux ? Les GAFAM (surtout le G et le F) puis les marques, puis quelques macro-influenceurs. Quant au reste : vous êtes des travailleurs non payés !
Raison n°2 de quitter les réseaux sociaux : C’est la manière la plus efficace de résister à la folie1 ambiante.
Certains se plaignent de l’usage démultiplié des smartphones ou bien d’internet comme le grand méchant loup. Si, bien sûr, les smartphones et internet sont des catastrophes écologiques (hello le cloud ! Supprimez-moi vite ces 118000 selfies que votre cloud enregistre automatiquement), là n’est pas le coeur du problème. Le smartphone, en soi, reste un outil que vous pouvez utiliser pour d’autres usages que les réseaux sociaux. Internet, à l’origine, était une contrée merveilleuse de partage et de don2, beaucoup plus proche de la pensée anarchiste que capitaliste qui prévaut ces dernières années (nous y reviendrons).
Le problème, c’est ce que Lanier appelle la machine BUMMER. En anglais, l’acronyme signifie : Behaviors of Users Modified, and Made into an Empire for Rent. Autrement dit « Modification des Comportement Utilisateurs Transformé en un Empire à Louer. » ou MCUTEL. Cela marche moins bien que BUMMER, vous en conviendrez.
Facebook, instagram, google, pour n’en nommer que quelques uns, mesurent à toute minute si vous changez votre comportement et adaptent leur algorithme en fonction pour vous inciter à réagir. Leur objectif très clair est de modifier votre comportement, si possible vers de la colère car la colère génère plus d’interaction, de clic, de likes et de partage. Tous ces réseaux n’ont pas intérêt à nourrir le dialogue, mais à le proscrire. C’est la réaction qui prime, la minute de clash, le meme que l’on pourra partager, sorti de son contexte.
Nous nous retrouvons ainsi enfermé.es dans des bulles qui, pour certain.es, peuvent paraître nobles, comme celle du combat féministe, mais qui nous isolent des autres. Pourquoi ? Parce que la machine infernale BUMMER travaille à nous rendre aussi lisse qu’un 1 ou un 0 pour pouvoir compter sur nos réactions identifiées.
Dans son essai, Jaron Lanier explique les six composantes qui font marcher cette machine infernale, de la recherche d’attention qui mène à une forme de suprématie des fumiers, à l’intrusion de ces réseaux dans nos vies privées, au fait qu’on nous gave de contenu, que l’on dirige nos comportements de manière sournoise ou encore que cette machine permette à des manipulateurs en chefs principalement cismecs blancs dans leur open space flippant de la Silicon Valley de nous manipuler pour gagner de l’argent, et enfin à la propagation du faux.
La question n’est pas que la manipulation de cette machine soit parfaite. Bien sûr qu’elle ne l’est pas, nous ne sommes pas encore dans Big Brother. La question est qu’elle a un poids suffisant pour nous forcer petit à petit à changer nos comportements. Au dernier trimestre 2021, Facebook a annoncé qu’il avait près de 3 milliards d’utilisateurs actif dans le monde.
L’exemple du journalisme nous montre l’influence néfaste des réseaux sociaux. Ils ont dû en partie s’aligner sur le système BUMMER en travaillant de plus en plus sur des titres à clic, des nouvelles distillées sous forme de punchline, d’extraits de vidéo sans contexte, le tout pour faire naître une réaction, n’importe laquelle, de préférence en colère. Si le journalisme d’investigation souffre tant des réseaux sociaux, c’est qu’il demande le contraire de BUMMER : de la nuance, du temps et de la réflexion.
A ce stade, certains se diront que l’essayiste est un vieux ronchon qui n’a pas su prendre le train en marche, mais il n’est pas contre les réseaux sociaux, juste contre la tournure qu’ils ont pris. Il utilise le cas de la peinture au plomb pour mieux nous faire comprendre la situation. Quand on s’est aperçu des effets nocifs, on n’a pas dit « plus de peinture, plus jamais ! ». On a développé de la peinture qui ne mettait plus en danger les enfants qui lèchent les murs. Et surtout, les fabricants ont été obligés de le faire car les consommateurices refusaient d’acheter de la peinture nocive.
Arrêtons donc de lécher les murs. Et arrêter de lécher les murs, c’est quitter les réseaux sociaux.
Raison n°3 de quitter les réseaux sociaux : Ils nous transforment en fumier (en tout cas, nous en prenons le risque)
Vous connaissez le principe de l’addiction ? Elle vous rend malade et malheureux, mais vous ne pouvez vous empêcher de chercher encore et encore à retrouver l’illusion du premier plaisir qu’elle vous a procurée. Ah ce premier like sur votre premier post !
Un addict va devenir agressif ou désagréable tout en pensant qu’il agit par nécessité, il manque du recul nécessaire. Je pense à tous ces repas photographiés, ces moments de pose organisés qui viennent abruptement s’immiscer dans un rendez-vous, un dîner entre amis. Et tout simplement le fait de garder son téléphone à table avec les notifications qui en éclairent l’écran comme une sonnette d’alarme.
Ici, l’addict de la machine infernale « BUMMER » ne paraît plus être capable de fonctionner qu’à l’indignation : la rechercher et la susciter. On le voit dans l’augmentation des “clashs”, les faux combats au sein de mouvements qui globalement sont d’accord.
Je vous avoue être fatiguée de l’enfoncement de portes à tout va, sur tous les sujets. Je ne dis pas que l’on ne doit pas s’exprimer, mais je dis qu’on n’est pas obligé de s’exprimer sur tous les sujets, même quand on veut être un bon allié. Le cas de Will Smith en était un excellent exemple avec une première vague de comptes (plutôt féministes blancs) disant “La violence c’est mal, il a empêché sa femme de réagir”, pour ensuite rétropédaler quand des analyses supplémentaires sont arrivées, notamment sur le racisme présent dans le traitement de l’affaire. Mais surtout, il semble impossible de faire coïncider toutes ces réflexions comme si l’une devait effacer l’autre à tout prix, comme si nos esprits ne pouvaient pas considérer les différentes facettes d’un même problème.
J’ai vu des comptes s’écharper en commentaires, ou même en stories et je me suis demandé pourquoi autant de douleur ==> BUMMER ou l’addiction. Être victime ou victimiser, c’est là que semble se trouver le choix, et ici, nous faisons le jeu d’un certain conservatisme qui s’est emparé notamment de la “cancel culture” pour pouvoir se poser en victime et ainsi s’attirer la bienveillance de nombre d’électeurices.
Ni victime ni bourreau, mais un peu des deux ? Est-ce à ça que nous réduisent les réseaux ?
L’essayiste nous rappelle un adage selon lequel on devrait choisir un partenaire en fonction de qui l’on devient quand on est avec cette personne. C’est un adage que l’on peut reprendre quand on utilise les technologies. Qui devenez-vous quand vous utilisez insta ? En ce qui me concerne, définitivement pas mon meilleur moi.
Alors soyez honnêtes avec nous-mêmes : est-ce que vous ne vous êtes jamais senties obligées de poster parce que ça marchait ? Ou que vous avez ressenti une forme de satisfaction absurde sur certains commentaires de personnes que vous ne connaissez pas et qui, si ça se trouve, votent pour celui que l’on ne nommera pas (et oui, ces gens-là aussi aiment le New Age, dénominateur commun le plus bas de la fumier-sterie)? A quel point cela est-il absurde ?
Ce risque de devenir un fumier a été étudié (pas en ces termes) notamment par Justin Cheng, scientifique chez Facebook. Il évoque notamment le phénomène du pack. Sur les réseaux, l’on tend à adopter la mentalité du groupe. Quand on fait partie du pack, les données comme le statut social et les intrigues sont plus importantes que la réalité au sens large. On se rapproche alors d’un politicien qui doit trouver un moyen de survivre ou évoluer, c’est à dire d’être vu, liké, partagé. Les réseaux sociaux remettent en question nos capacités d’individuation.
Raison n°4 de quitter les réseaux sociaux: Ils sapent la vérité
Le concept de la vérité mériterait tout une discussion philosophique. Alors parlons simplement des faits. Et pour cela, je vous invite à faire un détour du côté de « Byron baes » une télé-réalité australienne que Netflix nous a offerte il y a peu et dans laquelle le following instagram d’un influenceur est remis en question. En effet, si Jade Kevin Foster a plus d’un million de followers, la moitié d’entre eux vient de Turquie et d’Iran et parait pour le moins suspicieuse3. On le sait, les fake accounts et les bots sont légion sur les réseaux. Le New York Times avait publié un article à ce sujet où il stipulait que le prix de départ pour 25 000 faux-llowers était de 225 $ en 2018.
Les réseaux sociaux n’ont pas vraiment intérêt à s’en débarrasser car cela fait partie de l’écosystème. D’ailleurs certains membres de la tech défendent le droit à la liberté d’expression des bots4. Après tout, ceux-ci sont des créations humaines.
Le problème, n’est pas le bot, c’est son utilisation sur une plateforme pour noyer l’expression de véritables personnes. C’est notamment ce qui s’est passé durant les élections américaines en 2016, mais aussi en 2020. Des bots utilisés par des gouvernements étrangers pour influencer le vote des électeurices. Et le pire, c’est peut-être que les avocats des Facebook et autres déclarent eux-mêmes ne pas être capable de détecter clairement les faux comptes des vrais comptes. Si eux n’en sont pas capables, comment pouvons-nous faire la distinction ?
Enfin, les réseaux sociaux sont envahis de paranoïa et de complotisme qui font reculer la vérité scientifique. La pandémie en est un exemple flagrant et les algorithmes des réseaux sociaux qui se nourrissent de colère et indignation n’ont qu’un intérêt: pousser du contenu incendiaire (et donc antivax). Nos vies ont tellement été améliorées par la médecine moderne que nous en oublions les maladies bien réelles -notamment infantiles- dont elle nous a sauvé. Bien sûr que le lobby pharmaceutique est un problème, comme tout ce qui est préempté par des logiques de production capitaliste, mais il suffit de se promener sur insta pour découvrir un autre conglomérat, celui du “le reiki/l’astrologie/l’homéopathie" etc… m’a sauvée basé purement sur une expérience personnelle. Si toutes ces pratiques peuvent faire du bien, effet placebo ou biais de Barnum, aucune scientifiquement n’a fait ses preuves. Néanmoins, elles acquièrent sur les réseaux des dimensions grotesques, celles d’un monde où tout est relatif et où l’on n’est plus capable de hiérarchiser une publication scientifique et un reel fait par un influenceur litothérapie5.
Je vous dis à très bientôt pour la suite de cette fiche de lecture - réflexion. Je pense que c’est un sujet très important, et je vous invite, s’il vous a fait réfléchir, à en parler autour de vous.
Pas de psychophobie ici. L’on parle d’un système qui ne tourne pas rond, qui est nocif pour tout le monde.
Ceci est une plaisanterie, même si je reviendrai sur l’économie du don à la sauce internet (les joies de l’open source dévoyées par les GAFAM)
Mais pas autant que les ingrédients de l’autobronzant vendu par l’influenceur dans la série.
Après tout, certains bots ont plus de droit que les femmes dans certains pays. Hello Sophia !
J’ai un biais certain sur le pouvoir (non) des pierres. Mais je les trouve jolies, enfin, quand je sais comment elles ont été extraites, un peu moins tout à coup…
Est-ce que mettre un like dans substack c’est contribuer à l’effet BUMMER ? Tant pis, je like quand même. Merci !
Merci Marion pour ce moment de lecture fortement apprécié en ce mardi matin, inconfortablement assise dans le métro !