Si Montaigne nous enseigne que la philosophie est l’art de bien apprendre à mourir alors quel est le rôle de la littérature ?
Cette semaine je vous ai demandé de partager avec moi les lectures que l’on vous a infligées durant vos études et qui n’ont pas rencontré vos faveurs. Les grands « gagnants » de cette enquête ont été :
1. Les mémoires de guerre du général de Gaulle
2. Balzac sous différentes formes
3. Zola et le naturalisme
Je ne m’attarderai pas sur les Mémoires du général de Gaulle si ce n’est pour traduire le message que ce type d’œuvres au programme laisse deviner :
« Je ne vous ai pas compris. »
Hormis une petite percée de la Princesse de Clèves et sans surprise, vous n’avez mentionné que des hommes. Pas étonnant quand on voit les programmes qui nous proposent essentiellement des écrivains. Vous aviez peut-être suivi le micro-esclandre qu’avait entraîné le sujet du commentaire de texte du bac 2019. Celui-ci portait sur un texte d’Andrée Chedid. Drame ! 90 % des élèves, ignorants de la poétesse, en ont conclu qu’elle était un homme, ne s’appesantissant pas sur le -e qui terminait son prénom.
Marie de France, Christine de Pisan (la première autrice à vivre de sa plume !) Marguerite de Navarre, Madame de Lafayette, Marceline Desbordes-Valmore, George Sand (une femme qui prend un pseudonyme d’homme) pour ne citer que les Françaises… Elles existent pourtant ces autrices et depuis des siècles déjà. Rien ne me ferait plus plaisir que de savoir que ce sont elles qui vous ont traumatisé.es. Ce serait au moins le signe qu’on les a enseignées.
Si j’ai aimé lire le nécessaire Génie lesbien d’Alice Coffin, je ne pense pas pour autant qu’il faille arrêter de lire les hommes, tout simplement parce que « les hommes » ça ne veut rien dire. Si on veut sortir de la binarité, alors on doit accepter que ces appellations arbitraires recouvrent des réalités diverses. Je crois qu’il faut recontextualiser ce qu’on nous enseigne pour donner à la littérature toute sa richesse, celle d’évoluer sur un spectre qui va de la poésie au théâtre en passant par la nouvelle, le roman et tous les différents courants qui l’agitent, de l’école de la Pléiade à l’autofiction.
Je ne vais pas perdre de temps à me battre pour défendre des écrivains qui m’indifférent (d’ailleurs, Hugo a été si peu mentionné parmi vos souffrances de jeunesse alors qu’Hugo est le James Franco du panorama littéraire du XIXe. C’est dit.). Néanmoins, aujourd’hui j’aimerais au moins vous aider à redécouvrir Balzac et Zola.
Balzac comme Zola ont tous les deux des caractéristiques qui en font des auteurs à part dans le XIXe siècle. Ils ont aussi le privilège d’être « mal » enseignés. « Mal » enseignés parce que les programmes (i.e. le ministère) choisissent les œuvres les plus difficiles, les moins aptes à intéresser des adolescents. Ni Balzac ni Zola n’ont écrit leur œuvre à destination d’adolescents lorsqu’elles parurent. Alors pourquoi pense-t-on qu’elles soient évidentes à étudier cent cinquante après ?
En outre, jusqu’à récemment on faisait fi de leur biographie alors que leurs vies éclairent leur œuvre. Commencer Balzac par Eugénie Grandet, c’est s’assurer d’endormir les élèves. Lancer Germinal sans autre explication à des élèves de première, c’est s’assurer de longues heures à la mine avec coup de grisou assuré pour toute la classe, professeur compris.
Balzac est l’auteur du XIXe qui a écrit le plus de personnages féminins (le plus de personnages tout court, il dépasse même Shakespeare) en faisant de ces personnages les héroïnes de ses œuvres et pas juste de sombres figurantes (Hugo, elle est pour toi celle-là). Il a exploré un spectre passionnant et très contemporain : de la jeune fille étouffée par un père abusif (Eugénie Grandet) à la princesse experte en rebranding de soi, influenceuse avant l’heure (Les secrets de la princesse de Cadignan) au monstre familial machiavélique et jouissif (Le chef d’œuvre qu’est La Cousine Bette). Balzac n’a jamais été un jeune premier ni un jeune homme de bonne famille, contrairement à Hugo. Il a écrit pour être payé à la ligne, mais il a toujours eu l’ambition de décrire le monde à la manière d’un Cuvier et dans ce monde, il n’a jamais oublié le contingent féminin sans lui infliger obligatoirement :
une mort par syphilis, la vente de ses cheveux et de ses dents
une mort par suicide extrêmement douloureuse ressemblant étrangement à une expiation inutile
une mort par la tuberculose après avoir renoncé à l’amour et s’être excusée d’être une mauvaise fille
une mort par l’ennui profond d’être une petite fille modèle sans personnalité
de s’occuper de l’enfant de son ex qui ô, miracle, lui redonne goût à la vie1
Attention, Balzac n’est pas féministe. Que les choses soient claires, c’est la limite de la contextualisation. Mais le succès qu’il avait auprès du lectorat féminin, et dont Sainte-Beuve (l’éternel mesquin du XIXe siècle) se moquait en bon misogyne et « hater » qu’il était, n’est pas à prendre à la légère. J’aime Balzac, j’aime le fait qu’il ait écrit George Sand dans son œuvre sous le masque de Camille Maupin alias Félicité des Touches pour donner lieu à des phrases comme celles-ci.
La dignité n’est qu’un paravent placé par l’orgueil et derrière lequel nous enrageons à notre aise.
Béatrix
Et des jugements implacables qui nous rappellent Les Caractères de La Bruyère.
Le bonheur ne crée rien que des souvenirs.
La cousine Bette
Quant à Zola, saviez-vous qu’il avait grandi dans une relative pauvreté et fut victime de racisme ? Né d’un père italien qui mourut pendant son enfance (avec une sombre histoire de spoliation qui plongea les Zola au bord de la pauvreté), il n’obtiendra la nationalité française qu’à l’âge adulte. Journaliste avant d’être écrivain, Zola, qui se voulait l’héritier de Balzac dans la description du monde, est un outsider. Il reste celui qui observe l’intérieur des hôtels particuliers, des mines, des grands magasins depuis la rue. Zola, c’est nous, les lecteurices qui découvrons les mécanismes d’un monde injuste. Zola a peint les ouvriers que Balzac avait délaissés. Il a parlé de classes sociales, du prix que le progrès capitaliste nous force à payer. Mais surtout, il a lui aussi su créer des personnages qui sont plus que leur genre et que l’on ne peut réduire à cela. Nana, Pauline Quenu, Clotilde ou encore Albine, les héroïnes zoliennes abondent.
Vous avez probablement étudié L’Assommoir, Germinal ou Le Ventre de Paris qui vous ont laissés sur le carreau. Et pourtant ils regorgent de perles d’humour comme cette citation qui m’évoque immédiatement l’humour absurde et incisif de Virginie Despentes :
Quand on est mort, c’est pour longtemps.
L’Assommoir
Zola, à mon sens, devrait être approché de biais, comme un animal craintif, par ses œuvres les plus intimes que ce soit La faute de l’abbé Mouret qui explore les dangers d’opposer la chair à l’esprit (binarité, vous avez dit binarité ?) ou encore La joie de vivre, un récit qui nous rappelle la prison que peut être la famille, et je ne peux oublier Le rêve. Qualifié de parenthèse dans les Rougon-Macquart, ce roman est un conte, une romance qui pose la question de la passion, des rêves que l’on se raconte. Ce texte plutôt court est surprenant de sensualité chaste, de pudeur dans l’émotion et d’intégrité aussi.
Angélique croyait fermement aux miracles. Dans son ignorance, elle vivait entourée de prodiges, le lever des astres et l’éclosion des simples violettes. Cela lui semblait fou, de s’imaginer le monde comme une mécanique, régie par des lois fixes.
Le rêve
Angélique, c’est nous toustes à la recherche de la magie du monde, qu’on la trouve dans l’astrologie, la poésie, la spiritualité sous toutes ses formes, l’art et tant d’autres moyens qui échappent à la raison pure (mais pas à la critique).
La beauté de la littérature, c’est que le texte change en même temps que nous lecteurices changeons. Lire Le père Goriot à 15 ans n’a pas grand chose à voir avec le lire à 30. Il en va de même pour Au Bonheur des dames que l’on aime pour l’histoire d’amour et les yeux vieil or d’Octave Mouret et que l’on relit en ayant des frissons de malaise en y découvrant une réflexion sur le consumérisme et le prix du progrès. Octave Mouret préfigure Jeff Bezos et un monde où l’on peut tout acheter et surtout, où l’ont veut tout acheter sans se soucier du prix humain.
Alors si la littérature a un rôle, c’est de nous offrir de revenir vers elle pour la redécouvrir et nous redécouvrir. Et comme toute main tendue, à nous de choisir si on souhaite la saisir ou non.
1) Fantine, Les Misérables
2) Emma Bovary
3) Marguerite, La dame aux camélias
4) Cozzzzzzz… je m’endormais. Cosette donc.
5) Jeanne, Une vie (Maupassant, l’un des auteurs les plus misogynes du monde)
ça donne envie de relire des oeuvres avec un nouveau regard...