L'économie de l'amitié
#16 Où l’on parle d’homophilie, de théorie féministe marxiste et d'amour.
Bienvenue à vous nouvelles lectrices et lecteurs venues du Grain de Louise Morel ou des histories Tom Cruise de Pauline Darley ! Quant aux fidèles (dans un sens non religieux), l’étoile de l’amitié est sur vous (toujours dans un sens non religieux).
Cette infolettres est la première de la deuxième saison de Word Economy. En route !
J’entretiens mes amitiés comme d’autres leurs relations amoureuses. J’en prends régulièrement le pouls. J’en teste les réflexes, je les interroge avant de les déployer sur mon métier intérieur pour vérifier si elle ne nécessite pas un peu raccommodage. L’amitié est le pilier de ma vie et à ce titre, j’y réfléchis (trop).
En 2022, j’ai quitté une amitié et j’en ai créé de nouvelles. J’ai aussi réparé une amitié. Aujourd’hui, je vais vous parler de quatre amitiés, quatre rapports différents à l’économie de l’amitié.
Impossible de ne pas mentionner cet extrait de l’essai De l’amitié où Montaigne évoque sa relation avec La Boëtie :
Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »1
Mais est-ce aussi simple que cela ? Parce que c’était elle (ou iel), parce que c’était moi ?
La Grèce antique a beaucoup théorisé l’amitié (entre hommes et citoyens, les esclaves femmes étaient la dernière roue du char) utilisant tour à tour les termes charis ou philia.
Ainsi, Aristote évoquait l’amitié comme une impossibilité hors d’une relation d’égal à égal, de semblable à semblable. Cette idée a perduré pendant des siècles. Dans l’adaptation de The Sandman2, Lord Morpheus, le monarque du royaume des rêves, rencontre tous les siècles un mortel, Hob Galdling, qui est devenu immortel suite à un pari entre Death (la soeur de Morpheus) et celui-ci. Lors de leur sixième rencontre, en 1889, Hob Galdling explique la présence récurrente de Morpheus à leur rendez-vous car celui-ci aurait tout simplement besoin... d'un ami. Ce à quoi Morpheus réagit en quittant l’auberge, remettant au sens propre Hob à sa place de mortel, sous lui, et donc indigne de son amitié.
C’est surtout d’un point de vue politique que la Grèce antique conçoit le philia comme une amitié d’égal à égal (Aristote). Cela permet de créer des castes qui vont se soutenir pour défendre la démocratie - ou son idée toute réduite puisqu’elle oublie une bonne part de la population. Survient Xénophon, qui lui, ajoute l’idée de patronage. Il fait ainsi parler Socrate dans Les Mémorables :
Ce n’est point par la force qu’on peut se créer et conserver un ami (φίλον/ philon) : c’est par les services et par le plaisir qu’on peut capturer et garder cette sorte de gibier.
L’amitié serait donc un échange, au sens tout simplement économique du terme.
Dans Politiques de l’amitié Derrida posera la possibilité d’une amitié qui inclut les minorités pour offrir à la démocratie un souffle nouveau. Partant du mot d’Aristote sur son lit de mort « O mes amis, il n’y a pas d’ami. » un mot cité dans l’essai de Montaigne, il dévide ce fil d’Ariane pour ouvrir une promesse, celle d’une amitié qui ne soit pas conditionné à l’égalité entre frères. On retrouve ici la fraternité de la devise de la France qui, à l’époque, n’incluait que des hommes. Une démocratie qui ne soit que d’homme blanc propriétaire à homme blanc propriétaire (autrement dit la Déclaration d’Independance des Etats-Unis) peut-elle vraiment se targuer d’être une démocratie ?
L’amitié est un sujet intime, politique et économique. L’économie suggère que nous toustes, en tant qu’individus rationnels, faisons des choix optimaux pour satisfaire nos envies afin de maximiser notre joie, mais aussi notre capacité à vivre. De ce fait, nous recherchons des ami.es car, en tant qu’animaux sociaux (mais pas forcément socialistes), échanger avec ces autres nous rend heureux et contribue à notre équilibre.
Néanmoins, on ne peut devenir ami.es avec tout le monde du fait de nos ressources limitées. C’est après tout la définition de l’économie : L’étude de la façon dont nous allouons nos ressources, considérant que celles-ci sont limitées.3 Et cette allocation n’en est que plus précieuse. Dans une vie finie, il convient de choisir à qui consacrer son bien le plus précieux : le temps, mais aussi, souvent l'argent.
Il y a un coût non négligeable à entretenir des amitiés notamment longue distance. Que rapporte cet investissement ? L’illusion de maintenir une amitié qui a compté ? Une forme d’attachement à un passé enfui ? F. est, ainsi, une amie de longue date, du lycée plus précisément. Elle habite aux Etats-Unis depuis dix ans. F. et moi avons cessé de nous parler en mars. Mais voilà, la somme accrue du retour sur investissement de ces années passées - F. a été une amie présente à des moments difficiles- a fait que lorsqu’elle m’a envoyé un message d’anniversaire, une semaine avant mon voyage aux Etats-Unis, je me suis dit : réinvestissons, aplanissons et repartons du bon pied, autrement dit, étudions notre investissement respectif et mettons-nous d’accord sur un nouveau contrat d’amitié pour que personne ne se sente lésée.
Si réparer des amitiés anciennes peut s’avérer onéreux, se faire de nouveaux amis l’est encore plus, surtout passé un certain âge où l’on est moins disponible matériellement comme émotionnellement.
Face à ce potentiel écueil, notre cerveau a trouvé la parade pour tenter de nous éviter cette déception : nous pousser à interagir avec des autres qui ont des caractéristiques similaires aux nôtres. Des personnes qui ont des origines et, ou des intérêts similaires sont plus à même de devenir nos amis. C’est un investissement plus sûr. Ce phénomène s’appelle l’homophilie et est notamment étudié par l'économie dans le cadre de l'école, un lieu où le groupe social revêt toute son importance.4 Attention la source est un peu aride, pour celleux qui découvrent l’économie. Mais là où elle est intéressante, c’est qu’elle montre aussi que notre tendance à l’homophilie peut amener à une forme de ségrégation.
Pensez au groupe de copines toutes blanches, toutes fan de chevaux, qui à l’âge adulte et sur les réseaux, se transforme en groupe d’influenceuses féministes capitalistes (passion chevaux = liberal feminism5). En économie, on parle alors de consanguinité qui appauvrit, en réalité, les échanges, mais plus largement la société car qui dit ségrégation, dit, à long terme, démembrement, rupture. Nos dernières élections, en France comme aux Etats-Unis en sont un exemple aussi triste qu'évident.
Cette homophilie, j’en ai fait l’expérience pas plus tard que la semaine dernière. Plongée dans une semaine de cours intensif de basque, j’ai sympathisé immédiatement avec Y. Bien sûr, nous avions en commun le fait de vouloir parler basque. Mais en discutant, nous avons découvert que nous étions toutes les deux professeures, toutes les deux de la côte et avec toutes les deux un intérêt très fort pour les chats et la révolution (qui est un fantasme très hugolien6). Il m’a fallu faire un effort supplémentaire pour me tourner vers les autres, et cet effort, je l’ai toujours nourri d’un point commun. J’ai ainsi parlé à N. qui vient de la ville où j’habite en ce moment ou B. qui se lance dans la sérigraphie ou l’illustration.
Cette même homophilie peut être la raison d’une rupture d’amitié, surtout lorsque nous quittons un groupe avec une identité forte : notre province, notre groupe social, nos amis d’école. Ainsi, je suis devenue amie avec C. pendant mon école de commerce, il y a dix ans. C. était la compagne d’un de mes camarades de classe, une jeune femme très ambitieuse venue d’un milieu modeste qui avait étudié dans une université de l'Ivy League aux Etats-Unis grâce à une bourse avant de devenir avocate dans un cabinet7. Nous avions ce point d’accroche, celui d’être prises dans un système capitaliste dont nous voulions sortir vainqueuses sans nous rendre compte qu’on ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître8. J’ai été son témoin de mariage, l’organisatrice de son EVJF et de ses baby showers - autrement dit les 7 cercles de l’enfer amical capitaliste-. C’est une amitié où j’ai beaucoup investi de temps et d'argent et qui, pendant quelques années, a été stimulante et joyeuse.
Et puis je me suis éloignée de ce groupe, de ces schémas de réussite, de cet univers très hétérosexuel aussi…
Et si, heureusement, les relations humaines ne sont pas une question d’équilibre parfait, cela reste une question d’échange. Le « philia » grec demande réciprocité, mais aussi une forme d’égalité. Ici, l’amitié provoquait ce que l’on appelle une somme nulle, c’est à dire que les gains d’une part équivalaient aux pertes de l’autre sans que l’amitié n’en sorte grandie, bien au contraire. Se posait ici la question de l’investissement à fonds perdus. Ce concept économique, je l’ai évoqué dans ma deuxième infolettre. Est-ce que je continue à donner du temps à cette relation qui ne me convient plus ? Dans mon cas, la réponse a été non.
Notre société approuve la multiplicité en amitié, contrairement à l’amour, ce qui permet aussi de mieux vivre la fin d’une relation car elle ne vous coupe pas de tout un pan de votre vie ou de votre identité9. Je dis bien tolère car il en est encore parmi nous qui vivent des amitiés mâtinées de possession. Rien de surprenant car on nous enseigne à hiérarchiser nos amitiés : ma meilleure amie, mon meilleur ami, ce qui est assez peu pertinent si l’on considère que l’on parle rarement de son pire ami ou de sa pire amie. Ceci dit, ce serait assez amusant.
Dans Marxisme et révolution sexuelle (un recueil mentionné par Tal Madesta dans son ouvrage Désirer à tout prix10), Alexandra Kollontaï, une théoricienne marxiste de la première moitié du XXe siècle (surtout avant 1922, date à laquelle elle s'est fait plus ou moins virer du parti sous prétexte de devenir diplomate) écrit un essai à propos de la capitalisation de l’amitié en amour comme seulement possible au sein du couple hétérosexuel et la notion de propriété qui lui est accolée.
Pendant des millénaires, une culture fondée sur l’instinct de propriété a inculqué aux hommes la conviction que le sentiment de l’amour avait lui aussi, comme base, le principe de propriété.
L’amitié vient casser ce principe de propriété puisqu’elle se nourrit de la possibilité d’avoir plusieurs ami.es sans que la société ne porte un jugement sur ce polyamour socialement acceptable.
C’est le cas de mon amitié avec T. Nous nous sommes rencontrées au Japon, où nous travaillions toutes les deux pour le J.E.T, un organisme qui embauchait principalement des anglophones pour promouvoir leur culture11. Homophilie il y avait dans ce groupe d’une vingtaine de jeunes étrangers venus enseigner leur langue à la demande du ministère de la culture japonais. Néanmoins, T. n’était pas la plus proche de moi dans ce groupe. D’origine vietnamienne, elle avait grandi dans un camp de réfugiés avant d’arriver aux Etats-Unis à cinq ans. Et pourtant, ce fut un coup de foudre entre introverti.es (et queer), l’homophilie étant bien là, en fin de compte.
Ce coup de foudre n’a pas diminué mes autres amitiés. J’aime T. parce qu’elle n’est pas L. ou E. ni F. L’amour que j’éprouve pour elle enrichit mes autres amitiés. Notre amitié est elle aussi devenue longue distance et nous vivons dans des univers très différents dorénavant. L’homophilie est devenu diaphorephilie : l’amour de l’autre non pas comme opposé binaire, mais dans sa différence et sa pluralité.
Et vous, comment vivez-vous vos amitiés ? Homophilie ou diaphorephilie ?
Les Essais, livre Ier, chapitre XXVIII
Sandman, une série pour les signes d’eau qui me valut cet échange avec l’autrice du podcast Un mythe dans un placard : Moi : “J’ai une question : tu pleures à chaque épisode ou je suis Cancer ?”// Elle “Hahaha je pleure à chaque épisode. Mais je suis Cancer aussi, du coup je suis pas sûre que ça t’aide ^^”. Bref…
C’est la première question de mon cours de langue économique anglaise, et celle que je repose tout au long de l’année. Une fois qu’on a retenu ça, on a fait la moitié du chemin.
Currarini, Sergio, Matthew O. Jackson, and Paolo Pin. “An Economic Model of Friendship: Homophily, Minorities, and Segregation.” Econometrica 77, no. 4 (2009): 1003–45. http://www.jstor.org/stable/40263853
Basé sur un échantillon relativement non représentatif de 4 personnes.
C’est à dire un fantasme romanesque qui croit qu’un grand soir magique va tout changer alors qu’une révolution se construit à l’avance et le plus souvent sur le dos des opprimé.es qui en ont le plus besoin.
Le cabinet en question a inspiré la série Suits. Vraiment pas des gentils…
Merci Audre Lorde !
Je ne dis pas que ça fait moins mal qu’une rupture amoureuse, bien au contraire. Tout dépend de l’amitié et des circonstances.
J’ai lu. C’est une bonne lecture pour celleux qui débutent en réflexion sur l’amitié. Par contre, binge, à ce prix, faites de plus beaux livres. On dirait du pay-to-print.
J’y ai appris l’existence du “French English” équivalent de l’”American English” aux dires de mon supérieur…
Trop intéressante cette lettre ! Ça me pose pas mal de questions, notamment autour de la question de l’egalité dans cette économie de l’amitié. Je pense qu’il existe des relations de domination y compris dans le cadre amical et que les grandes différences de revenu ou de milieu social ou de moyens doivent être posées et explicitées au risque sinon de devenir des tabous et des pièges à amitié. Je ne sais pas si je suis claire :)