Il existe en économie un concept nommé sunk cost fallacy, autrement dit l’illusion des coûts irrécupérables ou pour filer la métaphore maritime, celle des fonds perdus.
Prenons un exemple très simple. Vous avez décidé d’aller au cinéma. Vous avez payé votre ticket. Les conditions semblent idéales pour se faire une toile. Personne n’a confondu la salle obscure avec sa propre salle à manger ou pire, avec une annexe de sa chambre à coucher. Rien ne vous distrait de ce qui se trouve à l’écran.
Mais voilà, le film est nul. L’histoire, sans queue ni tête, n’accède pas pour autant à une forme de poésie absurde à la Wes Anderson. La répétition des plans coupés et d’explosions aussi rocambolesques que vides vous donne le mal de mer. Enfin, les personnages répètent sans cesse le même mantra qui en deviendrait presque menaçant :
We’re family. *
Alors, que faites-vous ?
Option 1 : vous sortez de la salle.
Option 2 : vous hésitez. Après tout, vous avez payé…
L’exemple est ici exagéré, mais demandez-vous combien de fois vous êtes resté.es devant un film médiocre, dans une soirée qui vous ennuyait ou, pire, dans une relation — amicale ou amoureuse — qui n’en avait que le nom. Êtes-vous resté.e dans la salle ?
Vautrin est l’une des illustrations littéraires de l’option 1. Dans « Le père Goriot » de Balzac, cette créature des bas-fonds (perdus) est un Méphistophélès parisien qui tente de proposer un pacte faustien au jeune Rastignac, ambitieux fraîchement débarqué à Paris donc le cœur s’assèche au fur et à mesure que l’intrigue progresse. Vautrin mène une entreprise de séduction auprès du jeune homme. Il attise son désir pour le succès rapide avant de lui faire une proposition aussi attirante que dangereuse. **
Et pourtant Rastignac refuse sa main tendue.
Que faire ? Redoubler ses efforts de séduction ? Continuer à miser sur le jeune homme ? Trouver un nouvel angle ?
Non, Vautrin sort de la salle. Sans affect, il disparaît du roman pour renaître sous la soutane de l’abbé Carlos Herrera et tenter, avec plus de succès, un autre ambitieux, Lucien de Rubempré, héros d’Illusions perdues et Splendeur et Misère des courtisanes.
Le temps que Vautrin a consacré à convaincre Rastignac est un temps perdu à jamais. C’est un coût irrécupérable. S’acharner, c’est croire qu’il peut être recoupé, récupéré et ce faisant perdre encore plus de temps, d’énergie ou d’argent. Comment savoir quand il est temps de partir ?
C’est le cadeau que nous offre la saison de la Vierge et a fortiori, la nouvelle Lune de cette nuit (au 14e degré de la Vierge, ma story sur comment l’interpréter est toujours à la une dans Lune.s). Septembre, c’est le mois où l’on récolte les fruits de la terre. Mais de récolte, il n’y en a pas toujours et alors que l’automne arrive, il faut se résoudre à faire un choix. Replantera-t-on en espérant de meilleurs résultats l’année prochaine ? Le mois de la récolte, aussi mineure soit-elle, est donc riche d’enseignements en creux, car l’échec est une chance, celle de pouvoir rediriger son énergie.
Sans faire preuve du cynisme de Vautrin, on peut lui emprunter de son pragmatisme pour se faire le cadeau douloureux, mais salvateur d’accepter l’impasse, le non, le silence.
Ces fonds perdus, ce temps, cette énergie ne nous reviendront pas, mais ils nous offrent une leçon : la vie est trop courte et paradoxalement suffisamment longue, pour continuer et recommencer, avec cette fois-ci une meilleure connaissance de soi et de ses limites.
Une leçon ? Celle de la Vierge bien sûr.
Je vous retrouve d’ici deux semaines pour vous faire un point économique, littéraire, le tout panaché d’une once d’astrologie, car s’il est bien un concept économique qui m’inspire, c’est celui de la diversification.
*C’est avec beaucoup de mauvaise foi que je fais ici référence à Fast & Furious, une franchise cinématographique complètement loufoque que je suis avec le dévouement d’une zélote hallucinée. « I don’t have friends. I have family. » martèle Dom. Un Cancer bien sûr.
**Voici un extrait de son discours de séduction, une séduction acérée qui dit déjà tous les discours à venir des « con men » qui vous rabaissent pour mieux vous relever. Mais tant pis pour Vautrin, Rastignac a déjà pris sa décision. Il parviendra grâce aux femmes tel un Parisian gigolo :
« Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Bauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de restau, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire Parvenir ! Parvenir à tout prix. (…) Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. »