Ce mois-ci, j’avais envie de vous parler d’un sentiment très répandu : la honte. Et plus particulièrement la honte de ce qu’on lit. Mais avant de plonger dans les recoins les plus obscurs de mes lectures…
Je vous rappelle les règles de ce non book club :
Je ne liste que les livres que je lis sans visée « utilitariste ». Je n’y mentionne pas les livres que je lis pour mon travail, à moins d’avoir eu une révélation (apocalypse?) en les lisant. La frontière est donc perméable.
Je ne parle pas de livres offerts par des professionnels, maison d’éditions… S’ils sont offerts par des ami·es, je le précise.
J’exclus les livres commencés, mais pas finis.
Je ne résume pas les livres. Pour les fiches de lectures, vous avez Babelio & co.
Je surligne en gras mes ouvrages préférés.
Si vous l’aviez raté et cherchez des recommandations, voici l’édition d’août. Depuis celle-ci, je liste les maisons d’édition (si française), en plus du titre de l’oeuvre et du nom de l’auteurice. Si je lis un traduction, je précise aussi qui est le·a traducteurice.
Voici ma récolte de rentrée. 12 livres, 6 romans ou novella fantastiques, un livre de développement personnel, du policier, une histoire d’arnaque, des zombies et les deux premiers exquis ouvrages d’une nouvelle maison d’édition indépendante.
Pourquoi est-ce que je veux vous parler de honte ? Chaque mois, j’examine ce que je lis et, comme pour un régime alimentaire, je prends le temps de me demander ce qui est de l’ordre de la nourriture transformée et ce qui est de l’ordre du légume acheté au marché et cuisiné avec amour. J’apporte, très consciemment, un jugement à ce que je lis et, ce mois-ci, je me suis dit :
J’exagère - à peine-.
En fait, cette question de honte est passionnante parce qu’elle convoque des normes sociales, normes sociales qui se retrouvent aussi dans le syndrome de l’imposteurice. Dans son essai sur les algorithmes producteurs de honte, The Shame Machine, la mathématicienne Cathy O’Neill écrit :
“The primary purpose of shame is to enforce conformity. This, I know, is a problematic word. It signals spinelessness, sheeplike behavior, the sacrifice of one’s individuality for the collective. Worse, the conventions of the group we conform to can be flawed or unjust.”
The Shame Machine, Cathy O’Neill
Le but premier de la honte est d’imposer la conformité. Le mot, je le sais est problématique. Qui dit conformité dit lâcheté, comportement de mouton, le sacrifice de son individualité pour le collectif. Pire, les conventions du groupe auquel on se conforme peuvent être imparfaites ou injuste.”
Trad. de moi.
Lors d’une conversation avec la sociologue Hanane Karimi, autrice de l’essai Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? celle-ci me rappelait à juste titre que le syndrome de l’imposteurice était un procédé qui forçait à ne pas sortir du rang, à garder sa place (Big up Annie Ernaux- spécialiste de la honte).
Cela a raisonné d’autant plus que cette semaine, j’ai lu la newsletter de Julia Marras consacré à l’origine des classiques. On n’a rarement honte d’avoir lu des classiques, mais, dans certains contextes, on peut avoir honte de ne pas les avoir lus. Comme si ceux-ci donnaient la permission de se dire Lecteurice.
Ce mois de septembre a été caractérisé par une grande fatigue physique - rentrée musclée, une petite hospitalisation- et mentale -une communication universitaire à préparer = beaucoup de lectures théoriques. Mes lectures personnelles ont donc été plus “légères”. D’ailleurs, j’ai beaucoup relu, recherchant le confort plus que la découverte. Quels sont les livres pilou-pilou de cette rentrée ? Mais qu’ai-je donc lu qui aurait provoqué ce sentiment de honte ?
Surprise : du genre
Case histories, Kate Atkinson. Je cherchais vraiment le “feel good” d’un roman policier littéraire. Entre “cold case” et histoire de famille, le tout avec humour british et une galerie de personnages aussi énervants que touchants, cette relecture m’a quand même laissée sur ma faim.
The Last Wish, Andrzej Sapkowski - série The Witcher. Après le succès de la série et ses multiples adaptations, je me suis dit que je testerais bien les aventures de Geralt de Rivia. Premier problème : ayant pris l’omnibus sur e-book, je n’avais pas compris que le premier tome est en fait un recueil de nouvelles. J’ai donc passé ma lecture à me dire “Mais… il n’y a aucune transition” avant de justifier cela par “C’est peut-être une manière polonaise de raconter les histoires.” Deuxième problème, ce premier tome date de 1993. Et si la série a beaucoup de qualités, elle reste néanmoins truffée de clichés quand il s’agit de personnages féminins. Le Witcher ne m’a pas ensorcelée…
Ecoeurée par ces plats peut-être un peu trop transformés (pardon Kate Atkinson), je me suis tournée vers les débuts de La fourmi édition. J’ai découvert le roman graphique Synthétique & Toxique par Chien fou. Nathalie Séjean, Marie Pereira et Chien fou sont aux manettes de cette toute jeune ME indépendante et on sent leur amour de l’objet-livre, dont je reparlerai à la fin de cette newsletter.
Le palais rafraîchi et entre deux lectures de boulot sur la société du paraître, les réseaux sociaux et la notion d’extimité, j’avais besoin de repos mental. Je me suis donc remise à la lecture de fantastique avec un retour à Ilona Andrews, une valeur que je pensais sûre de littérature commerciale.
Sanctuary, IA. Ce couple d’auteurices a pour particularité que l’un d’entre eux est russe. Ils utilisent régulièrement la mythologie slave dans leurs récits. J’ai passé un bon moment et appris ce qu’était la Vasilissa, à la fois princesse, incarnation de la lumière du soleil, mais aussi guerrière lorsqu’il le faut, une figure protéïforme qui nous rappelle la malléabilité du folklore.
Malheureusement la suite n’a pas été aussi satisfaisante, et m’a rappelée à quel point, parfois, je lisais des choses questionnables.
Of Swine and Roses, IA. Cette nouvelle est une sorte de Belle & la Bête… Je ne sais que dire. De la violence, du cliché. De la romance à relents machistes qui rencontre du fantastique ?
Fated blades, Silver Shark, Silent Blade, IA. Vous l’aurez remarqué aux couvertures, on n’est pas exactement dans la collection blanche (ceci est un relent classiste). Ces trois novella se déroulent dans un univers fantastique qui nous parle surtout de l’Amérique. Les personnages sont très individualistes, jusque dans leurs supposées bonnes actions. Oui, on peut construire une communauté, mais surtout sans intervention de l’état (méchant et qui en veut à votre argent). Le monde dans lequel se déroule ces nouvelles, Rada, est beau, mais violent, à l’image du Nouveau Monde “offert” aux colons anglais du 17e siècle. Où sont les indigènes ? D’eux, il n’est jamais fait mention, probablement car on les a exterminés illico presto pour faire place à la race supérieure des colons.
Ces nouvelles étaient toutes des relectures. Je me rappelle avoir beaucoup apprécié Silver Shark il y a quelques années. Mais qui était cette étrangère qui avait aimé lire cet équivalent d’un film Hallmark (+ violence et sexe) ? Je ne juge pas ici mon amour du fantastique/ SF (la littérature dite de genre est vraiment le laboratoire de la créativité) mais pour ce type de lecture. Avais-je des goûts de m***e ? Ou du moins la Marion du passé ?
Peut-être, me suis-je dit, alors que je m’apprêtais à affronter mon pire ennemi : le livre de développement personnel.
Deep Work, Cal Newport. (Oui, c’est en gras, car la Marion du passé avait visiblement des préjugés à dépasser). J’avais entendu parlé de “deep work” ça et là et m’étais dit que je verrais plus tard de quoi il retourne. Le livre est un manifeste pour aider qui que ce soit à travailler mieux, mais pas plus, en privilégiant ce concept de Deep Work. Le fait qu’il soit écrit par un professeur d’université qui doit concilier enseignement, recherche et écriture de livre a bien sûr résonné très fort. Le mieux est encore de le lire, mais un point saillant m’a marqué, c’est qu’avant de tout mettre en place pour favoriser ce travail profond, encore faut-il décider quelles sont nos priorités ! Et lorsqu’on a décidé lesquelles elles étaient (participer à trois colloques, finaliser le plan détaillé de sa thèse, la paix dans le monde), il faut se demander quels sont les outils les plus utiles et… les moins utiles. Autrement dit, quels outils ont un impact positif significatif vs leur potentiel impact négatif.
Maintenant pensez à votre usage des réseaux sociaux (substack inclus) et laissez mijoter.
Never Saw Me coming, Tanya Smith. C’est ma directrice qui m’a parlé de cette autobiographie qui met en scène une arnaqueuse africaine-américaine qui, pendant les années 80, parvient à détourner des sommes immenses en partie, aussi, car elle est complètement sous-estimée par le FBI qui ne peut pas croire qu’elle est le cerveau derrière une opération de cette envergure. Pour une fois que le racisme et la misogynie servent à quelque chose ! Plus sérieusement, le récit à la première personne pose la question de qui est reconnue “digne” d’accomplir une oeuvre, y compris criminelle. J’attends le film ou la série télé, d’autant plus que Janelle Monáe a -je crois- déjà acquis les droits.
World War Z: An Oral History of the Zombie War, Max Brooks. Une relecture, encore pour terminer ce mois. Le livre est conçu autour d’un observateur des Nations Unies qui va interroger, partout dans le monde, des témoins de cette guerre mondiale contre les zombies. Si le livre se concentre beaucoup sur la partie militaire de cette guerre, il donne aussi la parole à des civils, des médecins, des agents secrets qui créent une mosaïque passionnante. C’est l’un de mes livres de zombie préférés, mais, à sa relecture, je me suis rendue compte que ce qui m’avait marquée était souvent anecdotique dans le récit, deux ou trois pages tout au plus. Le pouvoir des livres : ils résonnent avec vos obsessions au moment où nous les lisons.
La mienne à l’époque ? Les agents secrets et l’industrie pharmaceutique.
Enfin, j’ai terminé ce mois sur une note haute, le deuxième livre de La fourmi éditions :
Aucune notification, Pauline Harmange. Je n’appose pas souvent cet adjectif à un livre, et ici, il faut le prendre avec toute la délicatesse, la ciselure que le terme peut revêtir : C’était tellement mignon. Cette histoire d’attente devant téléphone était un doux suspense parfait pour cette fin de mois. L’objet livre est superbe : broché, relié et embossé. C’est un objet qu’on touche, avec sa couverture comme du tissu. A l’intérieur, tout est beau, et à la fin deux excellentes surprises. L’autrice nous raconte le contexte de son livre (son écriture calligraphiée reproduite telle quelle) et une page “Circulation”, le titre de la newsletter Substack de Nathalie Séjean, pour nous inviter à faire circuler le livre.
Je suis donc confrontée à un problème grave : bien sûr que je veux le faire circuler, c’est bien pour ça que j’en parle ici, mais il est tellement beau que je ne suis pas sûre d’être prête à le prêter…
Alors la honte ? Ni bonne, ni mauvaise tant qu’elle ne nous étouffe pas. Dans The Shame Machine Cathy O’Neill démontre que la honte peut aussi être utilisée à “bon escient” lorsque sa promesse (de la honte publique) empêche les gens de commettre des actions qui mettent en danger les autres ou des normes qui sont considérées comme bonnes. “Tu ne tueras pas ton prochain”/ “Tu ne voleras pas de l’argent à l’état” par exemple, ou, plus près de nous, l’affaire Mazan - où, clairement, la honte n’a pas étouffé les coupables-. La honte nous demande de questionner quelles sont nos propres normes et si celles-ci sont plus justes que celles que la société nous impose.
Il y a, dans la honte de certaines lectures, quelque chose de classiste, certes. Il faudrait ne lire que les classiques, ou que ce qui est recommandé par Le Masque et la plume. On voit tout de suite l’angle parisiano-centriste et bourgeois de telles remarques. On peut lire du genre, oui, mais seulement si celui-ci est adoubé : Margaret Atwood, ok. Les autres… Mais, dans la honte (légère) de certains livres, il y a aussi un système d’alerte qui me semble sain : “ce livre ne t’aide pas à être qui tu veux devenir”, “il s’oppose à tes valeurs”.
Et vous y a-t-il des livres passés ou présents que vous avez lus, aimés et, dont rétrospectivement, vous vous êtes dits : “Etais-je sous l’emprise de la société hétéropatriarcale et/ou de la drogue ?”
Vous venez de vous abonner à Word Economy ? Bienvenue ! J’envoie deux à quatre newsletter par mois, dont une au sujet de mes lectures. Quant aux autres : de la cartographie éditoriale, des réflexions sur la culture américaine… au choix !
Merci de m’avoir lue.
Je viens ici pour donner un avis différent sur un des livres cites (=> "non mais, ca va pas la tête qu'est ce que c'est que ces gouts pourris 😆"). J'adore Kate Atkinson et j'ai récemment recommandé "Case Stories" dans un de mes posts. Personnellement je lui trouve un talent incroyable pour faire cheminer la pensée du lecteur et s'affranchir du simple plaisir d'une intrigue policière pour apporter une réflexion profonde sur les minuscules décisions qui façonnent consciemment ou inconsciemment un destin.
Voila, en gros j'adore Kate Atkinson et je viens ici la défendre ;)
Plus sérieusement, c'est amusant de tomber sur un avis complètement différent du sien (je parle pour moi) et cela permet de sortir du fameux effet tunnel qui nous fait croire a tort que la majorité pense comme nous.
C'était donc un plaisir de lire votre post!
Merci pour la mention et surtout pour le rebond avec ce sujet de fond qui revient à questionner l’élitisme littéraire. Ca me donne envie d’aller plus loin dans la réflexion autour des classiques. Plus que les avoir lus, j’ai le sentiment qu’il faut les connaître, savoir de quoi il en retourne, avoir une idée de leur style, de leur réception à l’époque etc. Finalement à moins d’être critique, universitaire ou chercheur•euse en littérature, on s’en moque d’avoir une culture littéraire.
A un niveau personnel, j’assume de plus en plus avouer que je n’ai pas lu telle ou telle oeuvre (ou seulement son résumé) et c’est assez libérateur.