La semaine dernière, j’ai organisé l’anniversaire surprise de ma soeur. Tout s’est bien passé, la principale concernée était surprise, émue et stressée au point d’en avoir les jambes flageolantes. Les sensations physiques qu’elle a ressenties étaient à la mesure du plaisir éprouvé : l’adrénaline, la chair de poule, le coeur qui se met à battre fort, l’anticipation d’un danger (mon dieu qu’est-ce que ma soeur a prévu ? Seulement une procession dans Paris et tes parents qui font une chorégraphie sur “I need a hero”).
Le même soir, encore envoûtée par le livre de Jessie Greengrass, La maison haute, j’ai principalement discuté de la catastrophe climatique qui nous déboule dessus. Adrénaline, chair de poule, coeur qui se met à battre fort quand j’évoque le sujet. J’éprouvais les mêmes sensations physiques que ma soeur chérie, mais elles provenaient d’une source considérée comme bien plus négative : la peur. Faire une crise d’éco-anxiété lors d’une anniversaire arrosé au champagne est peu recommandée, mais quel lieu plus parfait pour illustrer cette citation de Jessie Greengrass ?
It is so hard to remember, now, what it felt like to live in that space between two futures, fitting our whole lives into the gap between fear and certainty – but I think that perhaps it was most like those dreams in which one struggles to wake but can’t, so that over and over again one slips back against the mattress, lets the duvet fall and shuts one’s eyes.
Il est tellement difficile, désormais, de se rappeler de nos vies dans cet entre-deux futur, de la manière dont nous l’ajustions à cet espace né du décalage entre la peur et les certitudes - mais je crois que c’était probablement comparable à ces rêves dont on essaie désespérément de se réveiller, quand on ne parvient pas à s’arracher à son matelas, quand la couette s’abat sur nos corps et que nos yeux se ferment.
Cet espace entre la peur (nous allons toustes mourir dans un gigantesque incendie mondial) et les certitudes (mais non, le monde continuera comme avant.) est celui sur lequel s’écrit ce livre magnifique qui se déroule dans un futur très proche et m’a rappelé l’excellente série Years and years qui suit un Royaume-Uni confronté à la montée du populisme et au changement climatique. Préparez vos mouchoirs.
La philosophie s’est bien sûr penchée sur le sujet de la peur appliqué à la république et à la religion. Thomas Hobbes, un des philosophes de la peur écrit dans le chapitre XI de Leviathan (1651):
And this Feare of things invisible, is the naturall Seed of that, which every one in himself calleth Religion; and in them that worship, or feare that Power otherwise than they do, Superstition.
Et cette peur des choses invisibles est le germe naturel de ce que chacun, pour soi-même, appelle religion, et qu'on appelle superstition chez ceux qui vouent un autre culte à ces forces ou les craignent différemment.
Alors, quand je lis mon horoscope, est-ce que c’est encore la peur qui me guide? Peut-être. Peut-être que j’aime l’astrologie parce qu’elle vient poser une histoire sur le non-sens de l’existence. Elle donne une direction sans pour autant me donner des ordres. Il en va de même pour n’importe quelle spiritualité, tant qu’elle ne verse pas dans l’extrême, elle vient principalement apaiser nos peurs face à un univers qu’il est impossible d’embrasser totalement par la raison.
La peur, chez Hobbes joue aussi un rôle positif dans la constitution de la société puisque c’est la peur, celle de sa sécurité, qui pousse le peuple à instaurer un gouvernement dont le rôle principal est d’assurer la paix. La même peur, celle des sanctions, maintient ce peuple dans un état d’obéissance… jusqu’à ce que d’autres peurs, plus grandes que celles de la sanction, le pousse à se révolter. Le Leviathan, devient alors cette république toute puissante que les politiques parviennent à ériger grâce à nos peurs. Thomas Hobbes écrivait dans le contexte brutal de la guerre civile anglaise, un moment de l’histoire marqué par l’instabilité. Presque quatre siècles après, nos sociétés sont toujours régies par les peurs, des peurs parfois alimentées par des politiques qui les manipulent pour asseoir leur pouvoir, aidés en cela par les mêmes chaînes d’infos en continu qui nous assènent que nos pays sont à la merci des “parasites”, littéralement avec les punaises de lit dont on se demande si elles vont limiter le tourisme sans se questionner sur l’état de vétusté qui n’a rien de nouveau de beaucoup de nos logements. La peur pèse plus selon son poids dans l’économie.
D’ailleurs, existe-t-il une économie de la peur ? L’économie comportementale, celle qui consiste à étudier nos comportements et comment nous prenons nos décisions étudie la peur depuis plusieurs décennies.
Daniel Kahneman, chercheur en psychologie et Nobel 2002 a identifié les raccourcis cognitifs appelés heuristiques ou biais qui facilitent nos prises de décision. L’un de ceux-ci est le biais de disponibilité qui consiste, lorsqu’on prend une décision, à utiliser les informations les plus fraîches et marquantes que nous avons à disposition. C’est ainsi que l’on va surestimer la probabilité de se casser une jambe en faisant du ski, si un ami vient de se casser la sienne. Kahneman et les chercheurs qui l’ont suivi ont recensé plus de 200 biais. J’ai d’ailleurs évoqué l’un d’eux dans une newsletter précédente, celui des fonds perdus.
En 2011, Kahneman publie un livre, Système 1 Système 2, les deux vitesses de la pensée aux éditions clés champs. Il y expose nos deux modes de prise de décision. Le premier est basé sur notre instinct et nos émotions, c’est un mode rapide. Le second est plus lent et basé sur notre capacité de raisonnement. Idéalement, nous devrions consulter les deux, dans la réalité, l’un prend souvent le pas sur l’autre. Et surtout ils ne s’appliquent pas aux mêmes situations. Quand vous êtes poursuivie par un tyrannosaure, vous allez fuir (Système 1) plutôt que vous mettre à réfléchir au fait que la présence d’un tyrannosaure dans les rues de votre ville paraît peu probable. L’adrénaline fait ici son travail pour vous sauver. A moins que votre réaction soit la paralysie : une réaction qui peut aussi vous sauver si l’on en croit Jurassic Parc.
La peur officie autant dans le système 1 que dans le système 2. Elle est une émotion incontournable quand il s’agit de mesurer les risques et de prendre des décisions : être sur une appli de rencontre, choisir ses études, se rendre à une soirée. Tout cela est, partiellement, motivé par la peur. L’idée est d’apprendre à la reconnaître pour l’identifier pour ce qu’elle est : une émotion qui nous aide à survivre.
Comprendre nos peurs, jouer avec celles-ci, analyser comment la peur est aussi une distraction (joie des films dits d’horreur) et parfois un luxe (la peur a été cooptée par le capitalisme, et oui), je vais m’y employer ces prochaines semaines, même si, je l’avoue, j’ai peur de ne pas trouver le temps de le faire bien.
Alors, même si j’ai peur de mal écrire, j’ai encore plus peur de ne rien écrire. Et je me dis que vous, comme moi, êtes beaucoup plus indulgents envers les autres qu’envers vous-mêmes.
A la semaine prochaine pour frissonner de peur.
Pour aller plus loin :
Pour en savoir plus sur la peur chez Hobbes et en quoi elle s’applique à l’Europe de nos jours.
Buster Benson et John Manoogian ont compilé une liste des 50 biais cognitifs les plus communs
J'apprends à faire avec la peur (quand elle n'est pas en lien avec un réel danger immédiat pour ma vie !). Ca me demande de beaucoup respirer, de solliciter mes besties pour qu'iels m'encouragent et de me dire que c'est vraiment là où je veux aller.
Je suis bien contente d'avoir vu une ref a Jurassic Park ! Ahlala, la peur. Je fais aussi partie de celleux qui préfèrent sauter dans le vide, plutôt que t'attendre sur le bord de la falaise: au moins il se passe un truc, et en agissant, on trompe un peu la peur. Je me prépare donc a frissonner à la lecture de tes prochains écrits. Hauts les cœurs, toujours !