Relations & réseaux
Où je parle de #blockout, de réseaux sociaux et de l'impact qu'ils ont sur nos relations
Alors que je m’apprête à prendre le train pour une semaine musclée de conférences sur le pouvoir aux Etats-Unis, je vous envoie cette lettre dont le sujet me trotte dans la tête depuis un moment. Bonne lecture de fin de week-end pour celleux qui ne travaillent pas. (Et celleux qui la lisent pendant leur pause).
Suite au Met Gala et à la vidéo, depuis disparue, d’une influenceuse qui lip-syncait (synquait?) le « Let them eat cake » du Marie-Antoinette de Sofia Coppola, un mouvement s’est organisé sur les réseaux sociaux appelé « Blockout ».
Ce mouvement a pour but d’amoindrir l’influence de stars et de personnalités digitales et donc, leur compte en banque. En effet, si vous bloquez une célébrité, que vous l’ayez suivie ou non auparavant, celle-ci va perdre en revenus publicitaires, et vous allez aussi bloquer les contenus que cette célébrité produit en collaboration avec des marques.
Pourquoi ce « blockout » ? Dans une culture qui porte les gens aux nues et leur donne un pouvoir d’influence qui se traduit par de l’argent dans leur compte en banque, il leur est reproché d’être complètement déconnectée de ce qu’il se passe dans le monde. Rafah, le Soudan, l’Ukraine, le Congo … la liste est infinie.
Ce “blockout” interroge notre rapport aux célébrités, influenceurs et microinfluenceurs sur les réseaux. Un rapport qui, sauf exception, relève de ce que l’on appelle une relation parasociale : une relation censée être à sens unique. Celles-ci n’ont pas attendu les réseaux pour se développer. Ainsi, l’arrivée du cinéma qui offrait des gros plans sur les visages d’acteur·ice·s a notamment stimulé cette illusion de proximité. Marlene Dietrich, Greta Garbo… ont toutes été l’objet de relation à sens unique, chaque expression disséquée, chaque volute de fumée se voyant parée d’un sens quasi mystique, voire mythique.
La relation parasociale est typique des “fandoms”, ces communautés qui vont révérer une série, un groupe, une actrice et créer un discours autour de l’objet de leur passion. On a vite fait de se moquer de ce qu’être un fan signifie, même si le concept a été repris et dépoussiéré dans une forme de revanche des nerds devenus subitement cools, enfin, quand l’objet de leur fanatisme est considéré lui aussi comme cool. (Cue: Star Wars). Mais le “fandom” a ceci de particulier qu’il peut tout à fait se contenter de produire du discours -fan fiction, fan art, analyse de concert…- sans pour autant que les fans cherchent à se rapprocher de l’artiste ou l’objet qui les inspire. C’est un lieu de rencontre et de création.
En 2023, la journaliste Angela Haupt a ainsi écrit un article qui soulignait le caractère positif de ces relations parasociales qui permettent, au choix, de trouver une communauté, de guérir d’une période difficile et, globalement, de lutter contre la solitude. Elle y cite notamment l’étude dirigée par le professeur de psychologie Lynn E. McCutcheon, qui a essayé de créer une échelle de l’adoration des célébrités, la “Celebrity Workship Scale”.
Le premier niveau de cette échelle, qui concerne la majorité des gens, est appelé divertissement-social : Vous appréciez une célébrité et vous aimez partager cet intérêt avec d’autres. Par exemple, je trouve que Khatia Buniatishvili est une superbe pianiste et si vous me dites que vous aimez le piano, il y a 99% de chance que je vous parle d’elle. Ceci dit, je n’ai pas de poster d’elle chez moi et j’écoute d’autres pianistes.
Le deuxième niveau intitulé Intense-personnel commence lorsque vous allez commencer à adopter les valeurs de la célébrité que vous suivez, au point de la considérer comme votre âme-soeur. Retour en arrière en 1998 et toute une génération qui a confondu Leonardo DiCaprio et Jack Dawson et, des coeurs dans les yeux, s’est imaginé le sauver, avant de plaquer sur Leonardo DiCaprio les attributs de Jack Dawson. Les deux ont bien quelque chose en commun, ils préfèrent mourir d’hypothermie plutôt que de voir leur grand (jeune) amour vieillir.
Enfin, le dernier niveau qui est quasi pathologique, désigne les personnes qui sont prêtes à tout pour leur célébrité, y compris à s’embarquer dans des activités illégales. A priori, 3 à 5% des personnes engagées dans des relations parasociales se retrouveraient dans ce dernier niveau et celui-ci coïncide avec des problèmes de santé mentale.
Les réseaux sociaux ont modifié notre rapport aux célébrités. D’un côté, ceux-ci ont mis à mal leur statut de « star » et la distance que cela impliquait. De l’autre, ils ont permis à des personnalités de la téléréalité de gagner de l’influence (on pense aux Kardashian) sans talent artistique immédiatement identifiable - et enfin à des influenceureuses de devenir célèbres et de gagner leur vie en la partageant. L’influenceuse mode Camille Charrière déclare ainsi dans un article du Guardian de 2022 qu’il est normal de partager sa vie privée pour générer de l’engagement. C’est un attendu. Mais vous l’imaginez bien, ce partage de vie privée alimente la relation parasociale en créant une fausse intimité, l’impression de faire partie de la vie de quelqu’un en en devenant le témoin privilégié.
Quand c’est d’une star dont on parle, il est assez simple de poser les limites : non, Beyoncé ne répondra pas à votre dm, ni même à votre commentaire et si vous en envoyez un, c’est en vous doutant que vous participez plus au fandom qu’en cherchant une relation avec elle (sinon, voyez la troisième étape de l’échelle de Mc Cutcheon).
Mais que se passe-t-il c’est plus nébuleux ? Pas besoin de suivre une star pour avoir une relation parasociale. Les réseaux sociaux sont constitués de milliers de microcosmes. Un compte peut avoir 200 000 abonnés sans que saon créateurice soit reconnu·e dans la rue. Et il en va de même à n’importe quelle échelle, du macro au microinfluenceur et à quiconque à un compte. Le réseau social permet que n’importe qui vienne nous tapoter l’épaule, même si des mesures peuvent limiter ces interactions comme empêcher les personnes que vous ne suivez pas de vous contacter.
Il y a un an à peu près, un homme avec qui j’ai été à l’école primaire m’a envoyé un dm. Je ne me souvenais pas de lui, seulement de son nom. Il faut dire qu’entre 8 et 18 ans, j’ai déménagé cinq fois. La conversation qui avait commencé de manière plutôt sympathique a dérivé quand il a commencé à me dire qu’il « aurait reconnu ces yeux n’importe où » (alerte creep).
Il est rapidement devenu franchement désagréable quand je lui ai rappelé qu’on ne se connaissait pas en fait avant qu’il ne m’insulte sous prétexte que je me prenais pour une star parce que j’avais x abonnés et autres commentaires misogynes que vous pouvez imaginer.
Je l’ai bloqué.
Et puis je me suis demandée si je n’avais pas déjà été le creep de quelqu’un d’autre. A l’occasion du Mois du Genre qui se déroulait dans mon université, une influenceuse et activiste dont je connaissais une amie s’est déplacée dans ma ville. Je lui ai proposé de boire un café et elle a poliment esquivé ma demande - fair enough-. Contrairement à l’exemple ci-dessus, je ne l’ai pas insultée. Mon ego a été un peu froissé, mais en réalité, ma proposition pouvait lui paraître incongrue.
Pour les personnes qui construisent toute ou partie de leur carrière sur les réseaux sociaux, ceux-ci sont principalement des outils de travail. Faire entrer de l’intime dans le professionnel peut sembler un franchissement des limites. Paradoxalement, il y a peu d’influenceureuses, même les plus militant·es, qui ne partagent pas un peu de leur intimité : une story de leurs vacances, une story sur leur santé mentale et la limite se brouille rapidement.
Les réseaux sociaux qui demandent de produire encore plus, plus vite et sont conçus pour que nous innteragissions encore plus et plus vite se soucient peu des conséquences sur nos relations entre humain·e·s. Pour eux, il n’y a aucun intérêt économique à réduire nos interactions et donc à poser des limites. Leur but est de créer du surplus de comportement pour miner la matière première de nos likes, commentaires, follow et j’en passe.
C’est peut-être pour cela que ce mouvement #blockout est si intéressant. Parce que, sans quitter les réseaux - ce qui reste l’ultime blockout à Meta notamment- il nous redonne du pouvoir en nous demandant de choisir ce que l’on ne veut pas voir. Il nous rappelle aussi que cela demande une action. Sélectionner les personnalités, se renseigner sur la raison du blockout et faire le geste de les bloquer. Bien sûr, je préférerais choisir ce que je veux voir - penser “pour” me semble toujours plus fertile sur le long terme-, mais c’est un premier pas.
Et vous, quel rôle jouez-vous dans ces relations parasociales ? Est-ce que vous êtes des témoins muets ? Est-ce que vous vous sentez obligé·e d’interagir avec les contenus que vous lisez (c’est mon cas, si j’apprécie pour récompenser le·a créateur·ice et ce faisant, je retombe dans la course aux likes/ com) ? Est-ce que vous vous sentez blessé·e quand on ne vous répond pas ou qu’on vous laisse en vu (aïe) ?
Mon premier essai vient de sortir, il s’intitule Patriartech : les nouvelles technologies au service du vieux monde et est édité par Hors d’atteinte. Si cet article vous a plu, il peut vous intéresser.
Très intéressant ! J’ai l’impression qu’il manque une marche sur l’échelle de McCutcheon, où on pourrait suivre le travail de quelqu’un, l’aimait suffisamment pour bien le connaître, qu’on recommanderait avec plus de ferveur que le niveau de “divertissement” sans pour autant tomber dans un délire âme-soeur. J’aime à croire qu’on peut aujourd’hui apprécier sincèrement et être engagéx sans pour autant que ça rime avec immaturité émotionnelle et débordement pro/perso.