Retrouver Avalon
#9 Où il est question du pouvoir civilisateur de la littérature, de protopie, du Graal et de Robert Pattinson.
Ces derniers jours et leur déferlante d’images et d’information m’ont invitée à me replonger dans le pouvoir politique et économique des histoires.
Et s’il y a bien une histoire qui traverse les siècles, métamorphe littéraire par excellence, c’est bien celle de la quête du Graal.
On connaît toustes le roi Arthur. Du moins le pense-t-on.
Quand il apparaît pour la première fois dans Histoire des Bretons de Nennius au IXe siècle, c’est sous les traits d’un fier défenseur du christianisme. Nous sommes au Ve siècle et Arthur, chef de guerre, combat les barbares qui osent s’attaquer aux frontières de l’empire romain dans une lointaine province nommée Britannia. Nennius n’étant ni archéologue ni historien, cet Arthur a tout du fantasme. D’ailleurs, il va très vite devenir un roi légendaire dont les exploits surhumains constituent une revanche symbolique et un moyen d’exprimer la fierté du peuple breton qui se retrouve gouverné par les saxons.
Les exploits d’Arthur seront tellement nombreux et excessifs (passion dragon) que le chroniqueur Guillaume de Malmesbury, auteur en 1125 d’une Histoire des rois anglais, écrira « C’est au sujet de cet Arthur que les Bretons, dans leur vanité, racontent tant de bêtises. » Pourquoi prendre la peine d’en parler si ce sont des bêtises ? Parce que la création de ce personnage signale une révolte possible.
Geoffroy de Monmouth, un autre ecclésiastique, cette fois d’origine galloise, va s’emparer d’Arthur pour son Histoire des rois de Bretagne (1135-1338). Ce n’est pas un historien non plus, mais c’est un excellent chef de produit marketing/attaché de presse. Voilà l’histoire d’Arthur repackagée pour résonner avec les grands débats et les problématiques du XIIe siècle.
Geoffroy de Monmouth crée le mythe Avalon. Avalon, c’est ce lieu magique où Arthur disparaît après la trahison de Mordred. Il ne meurt pas, mais s’éloigne dans la brume avec une promesse :
Au XIIe siècle, ce retour rêvé du roi représente l’espoir du retour de la puissance galloise qui se trouve menacée par la monarchie anglo-normande qui sont venus s’installer sur le trône en 1066 avec Guillaume le Conquérant.
Le personnage d’Arthur est si séduisant, ce roi légendaire qui va sauver le royaume que les anglais y voient une belle aubaine de fermer le clapet des gallois en se l’appropriant. Ils décident de faire d’une pierre deux coups en orchestrant la découverte de la sépulture légendaire d’Arthur en 1190-1191. Et où se trouve-t-elle ? Comme par hasard, sur les terres anglais de l’abbaye de Glastonbury. Le roi gallois est mort, vive le roi anglais (qui lui, ne va pas revenir d’Avalon).
Entre le XIIe et le XIVe siècle, la légende va être dépouillée de ses atouts légendaires pour servir la cause des rois d’Angleterre et notamment la conquête de l’Ecosse. En réaction, de nouveaux récits vont naître, en Ecosse justement, où il devient un conquérant sanguinaire et où sa bâtardise est mise en avant comme un signe néfaste. Arthur prend la forme qu’on lui donne selon les besoins politiques du moment.
Si j’aime l’histoire d’Arthur, l’élu, celui qui tire son épée du jeu, c’est parce qu’elle nous montre à quel point toutes les histoires se nourrissent de leur résonance avec notre présent. Nous lisons toujours depuis un point de vue contemporain, le nôtre. Arthur est une matière à fantasme. L’une de ses itérations les plus récentes n’est autre que…
Et oui, “The Batman”, ou “The Dark knight” : un orphelin qui règne sur un monde à feu et à sang qu’il tente, à sa manière, de civiliser. Avec Alfred en guise de Merlin et Catwoman/Poison Ivy qui jouent les deux facettes de Morgane, le tableau est complet.
Mais ce qui me fascine le plus dans cette légende arthurienne, cette quête du Graal, c’est la façon dont elle a été exploitée pour servir de manuel de bonne conduite. Une oeuvre littéraire, politique, mais aussi un travail de fond pour pallier à la violence de la société de l’époque. C’est en particulier grâce à Chrétien de Troyes que l’on voit le pouvoir de la littérature comme un effort civilisateur.
En 2016, à l’occasion d’une conférence dans la tech, j’ai découvert le travail du futuriste Kevin Kelly sur la protopie. Si vous suivez le compte de Nathalie Séjean, vous avez d’ailleurs peut-être vu ce terme passer, qu’elle s’engage à faire circuler. Dans le cadre de la conférence, le terme avait été instrumentalisé pour nous inviter à toustes vivre dans le metaverse, (un concept bien antérieur aux discours enflammés de Mark Zuckerberg sur “Meta”, the company formerly known as Facebook). Mais la protopie, c’est une vision plausible d’un futur possible. La protopie, c’est demain, et c’est nous qui la créons. Nous, et nos récits.
Chrétien de Troyes faisait de la protopie sans le savoir. En effet, la légende arthurienne va être appropriée par toute une catégorie sociale, celle des chevaliers, pour s’en servir comme modèle et justifier leur position dominante. A l’époque, la classe des guerriers tient une place de plus en plus grande au sein de la société féodale. Elle défend les populations et l’Eglise, notamment contre les païens. Son pouvoir va grandissant, ainsi que sa violence. Commander des œuvres de fiction qui mettent en scène des chevaliers parfaits, c’est une forme de propagande qui va renforcer leur pouvoir sur les marchands et les paysans. Mais heureusement, Chrétien de Troyes va aller plus loin que ça.
Il écrit cinq classiques qui viennent enrichir la légende arthurienne entre 1170 et 1191 environ : Erec et Enide, Cligés, Le chevalier au Lion, Le chevalier de la charrette et Le conte du Graal.
Chez Chrétien, l’amour qu’éprouve Lancelot pour Guenièvre n’est plus trahison, c’est l’amour courtois célébré dès le début du XIIe siècle par les poètes occitans et selon lequel un vrai chevalier doit endurer un martyre digne du Christ pour celle qu’il aime. C’est un amour qui distingue le chevalier du peuple car, en effet, il ne peut l’assouvir, il s’apparente en quelque sorte à l’amour éprouvé pour Dieu, une adoration platonique qui va permettre à tout une tranche de la société de s’idéaliser au sens étymologique du terme : quitter l’animalité des corps pour entrer dans le royaume des idées.
Le corps s'en va, le cœur séjourne.
Lancelot ou Le chevalier de la charrette
Le clerc va créer sa protopie dans ces cinq récits. Il va ainsi proposer une transformation sociale où la cour tient lieu (topos) d’objectif à atteindre: un lieu d’où la violence est bannie.
Dans son ouvrage, Sur le processus de civilisation , Norbert Elias nous rappelle que la violence baisse quand la noblesse est mise au pas. Il prend l’exemple de Louis XIV qui, en enfermant les nobles dans Versailles et en empêchant les duels va réduire la violence directe de la société. Chrétien de Troyes fait la même chose ici à travers ces romans qui sont entendus encore et encore dans les cours d’Europe et dessinent une image toute nouvelle des chevaliers. Lancelot, Perceval, Gauvain, autant d’idéaux à atteindre, avec leurs échecs, leur succès et leur ambition d’être avant tout « bons » pour atteindre les portes du royaume des cieux.
L’oeuvre de Chrétien de Troyes a pour ambition de civiliser la chevalerie en punissant, même fictivement, ses agissements. Il en va ainsi de Perceval qui verra le Graal lui passer sous le nez. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il comprendra que son échec est dû à une faute, celle d’avoir abandonné sa mère, celle qui l’avait élevé et protégé, sans se retourner, comme l’ingrat qu’il était. Le message sous-jacent est clair : pour accéder à la vie éternelle, traitez bien la veuve et l’orphelin.
Chrétien de Troyes ne termine pas son dernier récit, le Conte du graal, mais des auteurs anonymes se chargeront de réconcilier les écrits du clerc et de Geoffroy de Monmouth dans un cycle de 5 romans en prose. On l’appelle communément la Vulgate ou Le Livre du Graal. C’est le best seller du XIIIe siècle.
La légende arthurienne servira bien encore pour proposer des modèles, ceux d’une société que l’on désire. Au XIXe siècle, le poème « La Dame de Shalott » de Tennyson utilisera ainsi la légende pour un message à l’égard des jeunes filles : restez chez vous à faire de la tapisserie et attendez qu’on vous marie.
Les histoires qu’on lit, qu’on imagine, qu’on écrit ont un pouvoir. Celui de dessiner le monde tel qu’on le voudrait et non tel qu’il nous est proposé, tel qu’il pourrait être et non tel que certains media voudraient nous le faire croire. Elles réconcilient l’espoir du rêve et la fracture de la réalité.
Nous avons toustes un Avalon en nous, une terre mythique où nous pouvons panser nos blessures pour revenir enrichir le monde, en être l’un.e des acteurice, une terre à protéger, à nourrir d’histoire pour pouvoir créer les nôtres. Avalon, terre imaginaire, est notre imagination.
Je vous souhaite d’imaginer un futur possible, paisible et plausible.
Et si vous souhaitez commencer ou poursuivre ce travail sur la réécriture des possibles et la quête du Graal moderne, vous pouvez me rejoindre lors d’un atelier en distanciel ou en présentiel, à l’école Les Mots.