Dans la dernière newsletter, je vous disais que je vous parlerais de fatalisme et d’hyperagentivité, mais une lecture que je viens de faire m’a fait dévier.
Je parle ici du dernier roman de Sally Rooney, Beautiful world, where are you. La forme me laisse un peu sceptique, notamment ces longs échanges d’emails entre deux amies qui semblent servir de support à une réflexion détachée de la fiction. Chaque envoi est pareil à un essai miniature sur la beauté, l’amitié, la capacité à changer le monde ou encore l’acceptation de n’y contribuer que négativement. Ces échanges entrecoupent une fiction volontairement aride. Très visuelle aussi. Un scénario déguisé en roman.
Et comme souvent, l’économie s’invite dans la littérature et l’astrologie.
Je vous prends la main, suivez-moi.
Connaissez-vous le principe d’actif/passif ? En économie, et surtout en macro-économie, c’est ce que l’on étudie quand on se penche sur les systèmes financiers. Un actif, ce sont les biens et les droits que vous possédez et qui vous rapportent et/ou vous rapporteront. Un actif, c’est du positif.
Le passif, vous l’aurez compris, c’est ce que l’on doit, nos dettes par exemple. C’est de l’argent que l’on va perdre.
Votre compte en banque est considéré comme un passif pour la banque chez qui vous êtes. Pourquoi ? Car elle vous doit cet argent, elle le conserve, certes, mais il ne lui appartient pas. Si vous avez un prêt, sachez que c’est un actif pour vous. En effet, un prêt, ce n’est pas une dette. L’argent que vous remboursez est un investissement vers un projet (immobilier) qui est censé vous rapporter.
Cette question d’actif/passif, c’est une question que l’on trouve dans les relations amicales, comme dans celle d’Alice et Eileen, les deux héroïnes du roman de Sally Rooney. À ce stade du roman, j’avoue me demander pourquoi elles sont amies. Est-ce que la force de l’habitude les y a menées ? Ou, oserais-je le dire, une forme de passivité ? La relation amicale, d’autant plus en littérature, est un formidable exemple d’actif/passif, car, contrairement à la relation amoureuse (que je généraliserais en parlant de relation qui implique des échanges sexuels), elle garde deux entités séparées, les ami.es, ce qui permet d’encore mieux analyser ce qui est investi. Deux ami.es, deux colonnes.
Alors l’amitié ? Actif ou passif ? Peut-être êtes-vous de celles qui considèrent que les relations ne doivent pas rapporter, que l’on se donne et c’est ainsi. En littérature on trouve cela dans l’amour, c’est Julie dans le bien mal nommé La Joie de vivre de Zola, ou encore Mme de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée de Balzac. Mais les amitiés littéraires, celles qui m’ont marquée tout du moins, ne sont qu’échanges, calculs, mesures et bascules. Un bilan comptable comme un autre.
Et s’il y a une amitié littéraire qui ne joue que de cette balance, c’est celle de Lila et Lénù.
Elle s’arrêta pour m’attendre et, quand je la rejoignis, me donna la main. Ce geste changea tout entre nous, et pour toujours.
Que dit ce geste si ce n’est l’actif ? Prendre la main, attendre l’autre, enfant de surcroît, c’est investir sur un lien qui apporte joie, protection et même réputation. Pour qui parmi vous s’est déjà retrouvé. e seul. e dans une cour d’école, cette main tendue a été le début d’amitiés qui durent parfois.
La relation de Lénù et Lila, racontée du point de vue de Lénù, parle de cette recherche d’un vide à combler, d’un besoin d’équilibrer sa propre vie en prenant de celle de l’autre. Nourrir notre actif de son actif, pour ne pas être en dette envers cet.te ami. e, mais surtout envers soi.
C’était une vieille crainte, une crainte qui ne m’était jamais passée : la peur qu’en ratant des fragments de sa vie, la mienne ne perde en intensité et en importance.
Le troisième tome de L’amie prodigieuse s’intitule Celle qui fuit, celle qui reste. Où est l’actif, où est le passif dans ce titre révélateur ? Est-ce Lénù qui fuit Naples pour vivre sa vie d’écrivaine ou Lila, qui reste, enchaînée par son ventre, ses études avortées, puis par la société qu’elle monte avec Enzo, le taiseux ? Lila qui demande à Lénù d’absolument la rejoindre ? De venir compléter son passif en y apportant de l’actif ?
La beauté de cette amitié est, justement, dans ces altercations qui altèrent, dans ces investissements, parfois investissements sur soi — Lénù qui quitte Naples pour faire des études — et qui impliquent un désinvestissement de l’autre et de la relation. Temps, espace, on ne peut être partout. Lénù paraît dans un premier temps celle qui investit tout sur la beauté et l’attitude farouche de Lila avant de s’en éloigner pour investir sur elle-même. Ou du moins, c’est ce que l’on croit, car ces romans, écrits par une main qui semble être de Lénù ne le sont peut-être pas. Qui, vraiment ici investit ? Le mystère de celle qui fuit et celle qui reste c’est qu’on ne sait plus justement qui a fui et qui est restée.
La balance comptable de l’amitié de Lénù et Lila est toujours changeante et, gageons qu’elle se présente tout à fait différemment dans chacun de leurs esprits.
C’est là le leitmotiv d’un autre Balance, celle-ci astrologique. Qui donne et qui reçoit ? Mais surtout, il ne décide pas qui doit donner et qui doit recevoir — un lapsus m’avait fait écrire ici décevoir, oui, je suis Cancer — . Il propose l’échange, c’est-à-dire d’occuper les deux positions. D’investir et de recevoir. De donner pour gagner, mais d’attendre en retour. Que son investissement se transforme en une dette relationnelle.
Vient alors le temps de se questionner sur ses amitiés, qui ne sont peut-être pas toutes aussi frictionnelles que celle de Lila et Lénù, mais qui sont tout aussi littéraires, car notre vie n’est que le récit que nous en faisons, les mots que nous utilisons pour la dire.
L’amitié, ce n’est pas qu’un échange, c’est une histoire. Et comme on lit un bilan comptable en additionnant les actifs et les passifs, on lit une amitié en se remémorant la première fois que l’on a ri jusqu’à l’aube, la fois où l’on en a voulu à l’autre, car iel nous a déçus, où l’on a eu l’impression peut-être que cette amitié ne rendait plus, qu’elle devenait rance, comme une baguette laissée trop longtemps dehors.
Certaines amitiés se conservent, comme du bon vin, d’autres se dévorent le temps d’un été ou d’une journée.
Mais un bilan comptable positif, vous l’aura peut-être déjà deviné, demande plus d’actifs que de passifs. Et l’échange, quel qu’il soit, demande un équilibre. Cet équilibre est fragile, peut-être illusoire, mais c’est d’y tendre qui fait que l’on entretient une relation. Sinon, l’on retrouve le risque encouru par Lila et mis en mot dans L’enfant perdue.
Quand, malgré les nombreuses stratégies qu’elle mettait en œuvre avec les gens et les choses, la coulée prévalait, alors Lila perdait Lila, le chaos semblait l’unique vérité, et — alors qu’elle était pourtant si active et si courageuse — elle s’effaçait, terrorisée, et n’était plus rien.
Entre le moment où j’ai commencé cette newsletter et celui où je la poste, j’ai terminé le roman de Sally Rooney. Je ne divulgâcherai rien si ce n’est que j’ai souri en me disant que ces emails qu’Alice et Eileen échangent, ces mini-essais ne sont pas si éloignés de cette lettre que je vous envoie. Sous la réflexion volontairement intellectualisée, les références plus ou moins précises, se cache sans doute un discret appel à l’émotion.
Je vous dis à bientôt.
Belle analogie fiscalo/littéraire
Ça me donne le ton pour ma journée et j’ai envie d’écrire des lettres à toutes mes amies. Merci pour cette délicate analyse.