Une cartographie éditoriale
Dis-moi qui tu lis, je te dirai qui tu finances...
La dernière newsletter du non book club se questionnait au sujet des maisons d’édition après la lecture du passionnant essai La trahison des éditeurs de Thierry Discepolo, lui même éditeur et fondateur d’Agone, une maison d’édition indepéndante.
Thierry Discepolo pose la question de l’exceptionnalisme de la chaîne du livre, un exceptionnalisme défendu par certains éditeurs (Madrigall aka Gallimard ou encore le groupe Actes Sud) qui s’érigent en opposants aux mastodontes capitalistes que sont Hachette et Editis. Il pointait du doigt l’hypocrisie de ces plus petits groupes et éditeurs dont les pratiques sont, dans les faits, pas si différentes.
Après la lecture de la troisième édition de cet essai, m’est tout de suite venue l’envie de visualiser les éditeurs dont ils parlaient. Au vu de nos échanges, je ne suis pas la seule. Avant de nous plonger dans cet univers, voici un avertissement :
C’est un sujet touffu, je ne suis pas spécialiste, et je ferai probablement des erreurs (et il y aura des coquilles).
Pour ce début de cartographie, nous suivrons trois temps, car biberonnée à l’école française de la dissertation, je ne pense que par trinité. J’espère continuer cette cartographie, ne serait-ce que pour mettre en valeur les maisons d’édition indépendantes et continuer à discuter de la chaîne du livre (notamment de la place des traducteurices que nous avions aussi évoquée dans le précédent non book club). Sans plus tarder :
Les grands groupes qui sont-ils ? Qui les dirige ?
Les maisons d’édition à l’intérieur de chaque groupe : une ligne conductrice ? Celle de l’engagement ?
Le rôle et le poids des auteurices dans ces maisons d’éditions : sauveureuses ou alibi ?
Les quatre cavaliers de l’apoca… les quatre premiers groupes de l’édition française
Ils sont donc quatre à dominer l’édition française, enfin quatre plus un. Attention, le diable est dans les détails…
Le mastodonte, c’est Hachette Livres (quasi 3 Md de CA en 2023), sixième groupe mondial, 3e groupe de l’édition grand public qui représente quasi 40% de l’édition française. En 2023, le groupe Bolloré a décidé de le racheter - ils avaient déjà des parts chez Vivendi-et a mis Arnaud Lagardère a la tête du groupe. Vincent Bolloré, autrement connu pour sa marionnette Cyril Hanouna, a un agenda très clairement conservateur. D'ailleurs, à l'époque du rachat, les auteurices des différentes maisons d’édition s’en sont inquiétées. Julie Gayet a suivi son éditrice chez Albin Michel (autre groupe tenu par une famille), en prenant l’exemple de l’acquisition de Canal + par Bolloré qui aurait occasionné des changements de lignes créatives quoi qu’en ait promis le milliardaire breton (désolée la Bretagne).
Vient ensuite Editis (751 Millions de CA en 2023). Editis représente environ 10-12% de l’édition française. Editis avait aussi comme actionnaire principal Bolloré via Vivendi (ils sont partout décidément), mais voilà, quand Bolloré a vu l’opportunité de s’emparer d’Hachette, il a fallu vendre Editis pour ne pas être accusé de monopole. Merci la commission européenne. Qui a acquis le groupe ? CMI, la structure de Daniel Kretinsky, un milliardaire tchèque surnommé “l’empereur du charbon” -un grand écolo, vous vous en doutez- qui avait déjà des parts chez Le Monde (revendues il y a un an à Xavier Niel, Mr Free), la Fnac-Darty, plus de la moitié du groupe Casino, des parts de Louie Media ou encore le trimestriel Usbek & Rica, deux équipes de foot etc… Conservateur, le milliardaire avait été accusé d’ingérence par le journal Marianne lors de l’élection présidentielle de 2022. En effet, il avait fait modifier la une du 21 avril pour soutenir Macron (contre Marine Le Pen, certes).
Numéro trois sur le podium vient Média-Participations (702 Millions de CA en 2023). Lui aussi représente environ 10% de l’édition française. Le groupe est dirigé par Vincent Montagne et se concentre plutôt sur la bande-dessinée. Pour l’anecdote, le père de Vincent Montagne a fondé Média-Participations en 1986, il est aussi l’époux de Geneviève Michelin, oui oui des pneumatiques, et un fervent catholique qui a notamment assemblé des maisons d’éditions catholiques dans son groupe (comme Fleurus).
Enfin, vient le groupe Madrigall (612 Millions de CA en 2023) dont les éditions Flammarion acquises en 2012 (291 Millions de CA en 2023). Ils représentent eux aussi 10% environ de l’édition française. Le patron de Madrigall, c’est Antoine Gallimard qui s’érige en défenseur de la veuve, de l’opprimé (l'auteurice qui réclame ses droits ? Mais non !) et de la librairie indépendante (quand ça l’arrange). Il s’est notamment opposé à la fusion d’Editis et d’Hachette, mais s’est aussi jeté sur les Editions de Minuit, une belle opération qui a permis de blanchir la réputation de Gallimard (une maison qui a collaboré et prospéré sous l’occupation nazie) quand les Editions de Minuit sont nées de la Résistance. On appréciera les mots d’Antoine Gallimard en janvier 2022 qui convoque les fantômes de son père et de Jérôme Lindon (fondateur des éditions de Minuit) pour bénir cette union : “Les deux hommes auraient salué ce nouveau jalon dans l’histoire de leurs maisons, signe d’une résistance active à l’envahissement des tenants du profits à court terme dans le domaine culturel1.” Thierry Discepolo souligne le mot “résistance”. Pour qui connait l’histoire des deux maisons, il a de quoi faire grincer des dents. Mais rappelez-vous, l’histoire appartient aux vainqueurs et ici, le vainqueur, c’est Gallimard.
A eux quatre, ces groupes représentent 70% du paysage éditorial français. Ce sont un peu les Carrefour, Auchan et Leclerc de la grande distribution - du livre. C’est beaucoup. Mais si vous êtes comme moi, un·e amateurice de livres, mais pas forcément expertes de l’industrie qui se cache derrière, ces groupes d’édition ne vous évoquent pas forcément grand chose. Ce qui est plus compréhensible, c’est de voir les maisons d’édition (que j’appellerai ME pour la suite de cette newsletter) qui les composent et… bien sûr, les auteurices qui publient dans ces grands groupes.
La grande famille de l’édition : toustes engagées, mais pas pour le même monde.
Pour chacune de ces groupes, j’ai préparé une sélection visuelle des ME qui les composent. Voici une vue partielle des ME qui composent Hachette Livres -alias Arnaud Lagardère et Vincent Bolloré. On reste sur du grand public et de la machine à prix (Grasset, je crie ton nom). Hachette c’est plus de 200 ME à l’international dont :
Est-ce que la tête vous tourne ? Moi oui.
Editis
55 ME. Je ne vous en montre “que” 21. Cela ratisse très très large, du développement personnel, travaux pratique chez Solar aux essais engagés à gauche de La Découverte en passant par la romance de Chatterley (un genre qui est en train de devenir la vache à lait de plusieurs de ces groupes).
Pour Média-participations, je me suis concentrée sur les ME de littérature, sachant qu’ils ont un gros fond de BD. On y retrouve notamment Les éditions du Seuil, elles aussi une grosse machine à prix littéraires.
Enfin, Madrigall qui compte -au moment où j’écris ces mots- 29 filiales et ME et dont voici un échantillon. Bien sûr Gallimard est le bélier (ou boutoir) de la maison, même si le rachat de Flammarion il y a 10 ans a permis au groupe de doubler. C’est la machine à prix de Madrigall. Gallimard, Grasset et Seuil ont donné lieu à un mot valise “Galligrasseuil” souvent utilisé par le Canard Enchaîné pour pointer du doigt un certaine quant à soi, pour ne pas parler d’entente cordiale lorsqu’il s’agit d’attribuer les prix littéraires…
Encore une fois, à moins de prêter un oeil à l’édition, on n’a pas forcément en tête ce que représente chaque maison. De mon côté, je ne savais pas que les éditions de Minuit étaient nées de la résistance. J’avais en tête une vision plus bourgeoise ou très parisiano-parisienne (l’un n’excluant pas l’autre). Non, vraiment, c’est en prenant les livres et leurs auteurices que l’on se rend compte du fossé entre les dirigeants de ces groupes et donc de ces ME et l’image qu’ils projettent.
La question de l’engagement - qui publie et pour qui ?
Thierry Discepolo pose une question dans son livre, celle du choix de l’éditeur et ce que cela dit de notre engagement en tant qu’auteurice. Par exemple, peut-on être publié chez Hachette (soit Bolloré) ou Editis (anciennement Bolloré, maintenant Kretinsky) et porter une pensée révolutionnaire ? Il rejoint la pensée d’Audre Lorde que je citais déjà dans le dernier non book club. “On ne peut pas détruire la maison du maître avec les outils du maître.” ou, si on l’adapte à notre sujet “On ne peut pas détruire la maison du maître depuis la maison d’édition de ce même maître.”
Je ne me permettrais pas de blâmer des auteurices - après tout, il·elles sont le maillon le plus fragile de la chaîne du livre. Mal payé·es pour le travail fourni, à qui on demande du travail gratuit (la promotion de leur livre dans le meilleur des cas) et une disponibilité quasi-constante. Les exemples suivants ne pointent pas du doigts les auteurices qui, légitimement, veulent être lu·es et pensent probablement que grosse ME = grosse force de frappe. Ce n’est pas toujours faux, mais ce n’est pas non plus un donné. Qui dit grosse ME, dit avalanche de publications et attachée de presse (souvent une femme) qui doit en faire toujours plus avec toujours moins. Et je serais bien mal placée puisque j’ai publié chez un grand groupe avant d’être publiée par Hors d’atteinte, une maison d’édition indépendante sans Bolloré dedans.
Non, so les exemples suivants posent la question de l’hypocrisie, c’est bien celle des ME qui créent des labels équivalent à la marque Carrefour bio (un oxymore qui permet de se donner bonne conscience). Thierry Discepolo parle d’un label Appellation de Militantisme Contrôlé. Au-delà de la plaisanterie, il y a une réalité bien cynique qu’il nous faut adresser en tant que lecteurices. Pourquoi ? Parce que lorsqu’on achète un livre, ce n’est pas tant l’auteurice que l’on rémunère (si peu ! de 7 à 12%, avec des pointes plus hautes pour les vendeureuses de best sellers à la Musso), mais bien les maisons d’éditions et donc, ces messieurs :
Voici trois cas pour illustrer ces questions.
Le premier : Les éditions du Seuil - catégorie Essais
Le Seuil appartient à Média-Participations, c’est à dire à la famille Montagne-Michelin, un bon exemple de la méritocr… pardon, du pouvoir de l’héritage à la française (et du népotisme).
Pour cet exemple, j’ai pris deux grands noms de l’économie de gauche, Thomas Piketty et Julia Cagé. A noter, Le Capital au XXIe siècle a été publié en 2013 avant que le Seuil ne soit vendu à Média-Participations. Avant cette date, les éditions appartenaient au groupe La Martinière, lui-même fondé par un ancien d’Hachette. On peut se poser la question de publier au Seuil, un éditeur qui appartient à un groupe d’héritiers, des essais qui remettent en question toutes les valeurs que ces personnes portent dans leur vie personnelle comme professionnelle. Je pose ici la question car, comme le souligne Thierry Discepolo, pour les cas de Piketty, on ne peut pas exactement parler de statut précaire. Professeur reconnu, récompensé par des prix, il pourrait économiquement faire le choix d’un éditeur aux pratiques alignées avec le discours qu’il promeut dans ses essais.
Deuxième cas : Le label Zone de la ME La Découverte
La Découverte appartient à Editis, c’est à dire à Daniel Kretinsky depuis un an, mais avant cela à Arnaud Lagardère & Vincent Bolloré. Voici comment la ME définit le label zone - c’est moi qui ai mis certains mots en gras :
“Centré sur la contre-culture, l’activisme et les nouvelles formes de contestation et les théories critiques, le label Zones a été créé en 2007 aux Éditions La Découverte.
Le fil conducteur de son catalogue est la résistance à l’oppression, qu’il s’agisse d’en décrire les nouvelles formes, d’en retracer l’histoire, d’en révéler le fonctionnement et les techniques, mais aussi d’esquisser, à travers le récit des anciennes luttes et des conflits du présent, d’ici et d’ailleurs, le visage d’une nouvelle gauche de combat et d’ouvrir la voie à des alternatives.”
Quand Mona Chollet - journaliste féministe - publie chez Zones, au-delà de la qualité de son travail (lisez son blog), que sert-elle ? Et même à quoi sert-elle ? De même pour les Pinçon-Charlot dont le travail passionnant sur la sociologie des riches sert donc à enrichir ces mêmes riches et/ou à justifier leur légendaire ouverture d’esprit. Se pose ici la même question que celle posée plus haut pour Thomas Piketty et Julia Cagé. Il en va de même pour Elsa Dorlin.
La contestation est-elle devenue un produit que l’on peut vendre par milliers, voire millions ?
Troisième cas : c’est le label “Nouveaux Jours” de JC Lattès
JC Lattès appartient à Hachette Livres, dirigé par Arnaud Lagardère, placé sur son trône par Vincent Bolloré. Le label est une collection d’essais “Nouveaux jours, ce sont des sujets de société, au cœur de l’actualité, abordés de manière renouvelée par des auteurs et autrices qui prennent le contre-pied de l’instantanéité.”(source, le site). Au moins ici ne nous place-t-on pas “gauche de combat”. Voici trois titres récents.
Encore une fois, l’idée n’est pas de pointer du doigts des auteurices précaires (c’est à dire pas des universitaires déjà rémunéré·e·s). Léane Alestra ou Rose Lamy sont des militantes qui usent de leur temps personnel pour militer. Quant à Samah Karaki, elle est aussi très engagée et, bien que docteure en neurosciences, je ne crois pas qu’elle ait un poste à l’université. Il s’agit juste de se poser la question de qui gagne vraiment ici, que ce soit économiquement, en pouvoir symbolique et en capacité à changer le monde. Qui a le cynisme nécessaire pour faire cohabiter une pensée férocement néolibérale avec la publication d’écrits engagés à gauche, mais dont les recettes bénéficient, in fine, toujours aux mêmes ? Après le postféminisme, le postgauchisme ?
Dans Doppelganger, le dernier essai de Naomi Klein, celle-ci se pose la question de la pertinence de l’écrit pour changer le monde. Elle fait bien sûr le bilan de son travail d’essayiste, mais aussi de l’inscription de celui-ci dans un monde capitaliste qui le digère et le régurgite en morceau digestible pour le marché, à l’instar de tote bag “No logo”.
Je n’ai pas de réponse toute faite à ces questions. La lecture de Discepolo m’a plongée dans un “rabbit hole” que je vais continuer à explorer en tant que lecteurice intensive, mais aussi consommateurice -car le livre est un bien de consommation- qui essaie d’aligner ses valeurs avec ses actes. Si cette première analyse m’a démontré quelque chose, c’est la difficulté de mettre en actions nos intentions.
Et pour vous, la maison d’édition joue-t-elle un rôle dans vos décisions d’achat ? Si vous n’étiez pas au courant ( ou vaguement, comme c’était mon cas ) est-ce que ces données vous influenceraient ?
Cité par Nicolas Gary “Antoine Gallimard reprend les éditions de Minuit”Actualitté 23 juin 2022, in La trahison des éditeurs, Thierry Discepolo, Agone, 2011, 3e édition 2023, p.202
Quel travail précis et précieux tu nous offres ! Vraiment merci !
C'est fou comme la concentration des maisons d'édition se retrouvent dans les mêmes mains que celle de la presse : Kretinsky, Bolloré... l'enfer... qui sont les mêmes sur les chaînes tv d'info... de beaux arsenaux dans la bataille culturelle.
Mais quel beau taf ! Je trouve le sujet passionnant. Pour m'y être penchée dessus il y a quelques années, j'étais complètement sur les fesses en réalisant à quel point nombre de maisons d'édition que je pensais spontanément indépendantes ne l'étaient pas du tout.
Je me demande si c'est aussi concentré du côté du marché anglophone d'ailleurs....
En termes de "consommation" de livres (comme on parle d'achats ça ne me semble pas déconnant d'employer ce terme) je suis extrêmement volage et infidèle en termes de genres et d'auteurs. Donc j'avoue me concentrer surtout l'auteur (mais parce que c'est tellement concentré aux mains des mêmes personnes que je trouve difficile de prendre en compte d'autres variables). Et puis j'ai un FOMO à soigner.
Néanmoins, je me tourne aussi de temps en temps vers des maisons indépendantes. En fait je marche beaucoup au bouche à oreille donc je suppose que pour lire plus d'ouvrages de ME indépendants il faut que je suive plus de gens qui lisent des ME indé...cqfd la boucle est bouclée.