Ainsi aurais-je pu intituler cette première newsletter. En effet, la fin d’année 2023 a été éprouvante professionnellement - stimulante, oui, mais éprouvante- et j’ai déserté les rives de Substack et des réseaux sociaux (mais ça n’a rien de nouveau) pour assurer mon métier et terminer un manuscrit aussi enthousiasmant que drainant. Rendu le 15 janvier - sans retard car comment faire autrement quand l’injonction à la performance et à la responsabilité est un mode de vie depuis aussi loin que je m’en souvienne ?- je suis donc un peu plus disposée à vous écrire, mais pas beaucoup plus fraîche.
Je dois même vous l’avouer, je suis rincée, retournée comme une chaussette, surtout que le rendu de ce manuscrit s’est suivi d’une séance photo d’autrice -un moment dont je vous reparlerai dans la lignée de mon dernier post-, d’un mariage d’amies aussi touchant que politique -ou pas?-… J’ai donc conclu ces festivités de janvier par une indigestion qui m’a permis de confirmer que oui, comme nous toustes, je n’ai pas très bien digéré cette fin d’année, mais toujours mieux que les Palestiniens qui se font massacrer depuis bientôt quatre mois et qu’il convient de ne pas oublier.
Alors, New Year New You? (à chanter sur le ton de “New York, New York”)
Il y a de cela fort longtemps, j’ai occupé plusieurs métiers qui me demandaient d’être attentive aux marronniers, ces moments de l’année où l’on doit pousser des produits. Le mois de janvier en était un. Nouvelle année, nouveau vous ! (traduits rapidement de l’anglais pour le plaisir de Jacques Toubon). Il y a quelque chose d’infiniment séduisant dans cette idée d’un cycle qui recommence, mais aussi quelque chose de terrifiant dans cette idée de devoir se renouveler continuellement, un renouveau qui implique de faire mieux, plus et encore plus. C’est la même mécanique qui est à l’oeuvre dans l’idée du make-over que l’on adorait tant dans les films des années 90-2000 et dont Clueless, adaptation brillante d’Emma de Jane Austen, joue avec autant de subtilité pour nous en faire comprendre la finalité : nulle. Aussi séduisant qu’inefficace, le make-over est au “bien-être” ce que l’aspartame est au sucre. Le make-over rend surtout heureuses celleux qui en sont les arbitres, rarement celleux qui en sont les objets ou victimes.
“New year, new you”, c’est le contraire de l’évolution. Plutôt que de raccommoder ses chaussettes et de continuer à les utiliser avec plus d’égards, on en change, tout simplement. Nous sommes toustes ces chaussettes. C’est donc nouvelle année, même personne, avec un peu plus d’usage, d’expérience et, je l’espère, de compassion.
New year, new school ?
Mon amie Eloïse sans H Méhard (aka enchanteresse_etc) sur instagram m’a envoyé il y a quelques jours un post qui reprend cette citation de bell hooks tirée de son essai “Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom” (publié en 1994).
The classroom remains the most radical space of possibility in the academy
La salle de classe reste l’espace le plus radical des possibles à l’école.
Lorsque bell hooks écrit cet essai, elle veut souligner que l’enjeu n’est pas simplement d’acquérir plus de droits, mais bien de transformer le système. Pour cela la salle de classe est le lieu où l’on peut changer ces rapports en tant qu’enseignant·e·s, élèves et étudiant·e·s. Ces derniers jours, j’ai relu ce texte en me rappelant ses mots qui nous martèlent un message simple, mais qui semble oublié : la classe est un lieu démocratique pour ce qu’elle appelle une “pédagogie transformative” dans le sens où elle va transformer notre société.
La radicalité dont parle bell hooks, c’est celle d’intégrer, bien sûr des perspectives critiques, féministes - anticoloniales aussi-. Elle fait référence aux enseignantes noires dans les écoles ségréguées qui menaient cette action transformative par le simple fait d’apprendre à lire et à écrire à des étudiantes dont les ancêtres pas si lointain avaient été interdits d’apprentissage. En effet, enseigner la lecture aux esclaves des états du Sud était illégal. Les esclaves qui s’auto-organisaient pour alphabétiser d’autres esclaves risquaient au mieux le fouet, au pire la mort et le plus souvent, l’amputation. Si le sujet de bell hooks et de l’éducation vous intéresse, cet article offre un panorama de sa pensée.
L’éducation devrait être le lieu de la transformation radicale, celle de la création d’une société sans domination et qui ne les perpétue pas. Je vous passerai les récents discours de notre nouvelle ministre de l’Education Nationale qui nous tend le gaz hilarant pour rire -un rire très pincé- d’elle et des frasques d’un gouvernement qui ne se soucie guère plus de nous faire croire qu’il souhaite représenter le peuple. Comment créer une société transformative et transformée en envoyant ses enfants dans des sérails à l’air raréfié, bouillon de culture des mêmes idées blanches, bourgeoises et coloniales ?
Vous n’aurez pas ma liberté de penser (big up Python Pagny)
La question de la liberté d’expression s’est beaucoup posé ces derniers temps dans les pays européens et les Etats-Unis notamment. La destruction de Gaza à laquelle se livre Israël et les mouvements étudiants et politiques récents ont particulièrement agité nos écrans. Antisionisme, antisémitisme, colonialisme, anticolonialisme. Le monde a voulu se diviser en pour ou contre quand la réalité est toujours plus nuancée et nécessite du temps pour être appréhendée.
De l’autre côté de l’Atlantique a eu lieu un énorme scandale à l’université de Harvard. Sa nouvelle présidente, Claudine Gay, une chercheuse en sciences politiques et femme noire, a démissionné six mois et un jour après sa nomination comme 30e présidente de Harvard et première femme noire à le devenir, bien sûr. Elle subit des accusations d’antisémitisme et de plagiat. Si les accusations de plagiat sont encore en cours d’investigation, il est intéressant de voir que les accusations d’antisémitisme résultent d’une conception qui me paraît erronée de ce qu’est la liberté d’expression quand l’université est un lieu où elle doit être absolument préservée pour permettre aux étudiants de se confronter à d’autres opinions.
Dans un article d’opinion du New York Times ( pas exactement connu pour ses reportages pro-palestiniens), intitulé '“College is all about curiosity. And that requires free speech” , un professeur de droit de Yale écrit, suite à ce scandale et à la démission de l’ex-présidente :
La salle de classe est, tout d’abord et surtout, un lieu destiné à faire naître chez les jeunes esprits un désir d’apprendre et le goût de la discussion - à être curieux intellectuellement- même si ce qu’il·elles découvrent remet en questions leurs convictions les plus profondes. Si l’économiste comportemental George Loewenstein a raison lorsqu’il dit que la curiosité est le résultat d’un “fossé d’information” (information gap) - un désir de savoir plus que l’on ne sait- alors la tâche la plus vitale de de l’enseignement supérieur est d’aider les étudiant·e·s à se rendre compte que ce fossé est toujours là et de nourrir leur désir de le traverser.
Gay a été accusée d’antisémitisme après plusieurs incidents. Elle n’a pas jugé bon de réprimer les étudiants qui manifestaient pour une Palestine libre dans Harvard aux cris de “From the river to the sea”. Elle a considéré que c’était là leur liberté d’expression. De la même manière quand il lui a été demandé s’il était tolérable d’utiliser le terme de génocide, elle a dit que cela dépendait du contexte. La situation n’a rien de simple, et je ne vous en livre qu’un aperçu bref et partial. Elle révèle mon propre “fossé d’information” que j’ai essayé de traverser en lisant un autre article sur le sujet, que je vous recommande, et qui évoque notamment le futur de la liberté académique. Il est écrit par Jeannie Suk Gersen, une professeure de droit à l’université d’Harvard.
Car voilà, la liberté académique, et la liberté d’expression qui est constitutive, est encore trop confondue avec la liberté du libre marché capitaliste. Or, elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Dans l’article du New York Times, Stephen L. Carter écrit ainsi ces mots qui m’ont marquée quand je vois les efforts déployés par notre gouvernement pour professionnaliser les étudiants de plus en plus tôt et créer de plus en plus de travailleurs - oui, je fais bien référence au réarmement démographique-.
Le problème vient de ce que (…) les universités succombent à l’”idée de la professionnalisation”, cette notion selon laquelle ce qui est le plus important dans la vie, c’est le travail (avec l’argent), et parallèlement que le but de l’enseignement supérieur est d’inculquer les compétences nécessaires pour exceller sur le marché du travail. Pour résumer, l’université comme un moyen vers un meilleur métier et un salaire plus élevé.
Pour avoir fait des études de lettres (passionnantes) et des études de commerce (passionnantes, mais à visée professionnalisante…), je peux vous assurer que ce qui m’a le plus servi dans ma carrière dans le privé a été la culture, la capacité de curiosité et de réflexion que j’ai acquis pendant mes études de lettres. J’ai eu la chance d’y suivre des cours variés avec des professeurs aux personnalités fortes, aux convictions très différentes et qui nous poussaient à réfléchir dans un espace où l’on pouvait se tromper, énoncer des énormités et apprendre que ce que l’on savait c’est surtout que l’on savait peu.
La liberté d’expression défendue par l’enseignement supérieur, c’est la liberté de discuter avec l’autre, de le considérer dans son altérité et d’accepter les différences sans les éviter. Tout l’opposé du small talk ? Pas vraiment.
Du small talk et du snobisme
C’est exactement ce à quoi je pensais quand je suis allée voir, à la dernière minute, l’exposition rétrospective plus ou moins volontaire de Sophie Calle au musée Picasso - et un pied de nez à Picasso par la manière dont elle l’évacue fissa-. Dans cette exposition, elle raconte comment Paul Auster lui a écrit un livre “New York, mode d’emploi”, en anglais “Gotham Handbook.”
La partie rédigée par Auster est courte et consiste en une série de recommandations dont l’une est intitulée “Parler à des inconnus”. Il y écrit les mots suivants :
Si tu te trouves à court de choses à dire, aborde le sujet du temps qu’il fait. (…) Le temps qu’il fait, c’est le grand égalisateur. Personne n’y peut rien, et il nous affecte tous de la même manière - riches et pauvres, Noirs et Blancs, bien portants et malades. Il ne fait aucune distinction. Quand il pleut sur moi, il pleut aussi sur toi. Contrairement à la plupart des problèmes auxquels nous avons à faire face, ce n’est pas une situation créée par l’homme. (…) Discuter du temps qu’il fait avec un inconnu, c’est lui tendre la main et ranger les armes. C’est un signe de bonne volonté, un témoignage d’humanité partagée avec la personne à qui tu parles.
Ecrite au début des années 90, la phrase “Contrairement à la plupart des problèmes auxquels nous avons à faire face, ce n’est pas une situation créée par l’homme.” ne résonne pas de la même manière de nos jours. Mais au-delà de cela, cette réflexion m’a plu parce qu’elle me semblait être reliée à cette idée de liberté d’expression dans le sens de converser, discuter avec l’autre.
J’ai longtemps été une snobinarde du small talk. Ne buvant pas de café, j’ai aussi longtemps réussi à éviter les discussions de machine à café.
Et puis j’ai eu un chien (enfin, j’ai rencontré l’amour, l’amour a un chien, donc j’ai un chien. Syllogisme impeccable.).
Le chien vous confronte au small talk puisque la plupart des propriétaires de chiens vous parleront de leur chien, du temps, des vaccins de leur chien, des merdes de leur chien aussi. S’il·elle·s vous recroisent, alors il·elle·s vous parleront nommément de votre chien, de leur chien, du temps, des…. Vous avez compris.
J’ai découvert le plaisir de cette connexion de surface, de ce signe de bonne volonté comme le décrit comme Paul Auster.
Mais peut-être êtes-vous plutôt du côté Sophie Calle qui, en réaction au manuel de Paul Auster écrit :
Je me demande si Paul Auster a trouvé l’idée de ces instructions concernant la façon d’embellir la vie à New York en étudiant les douze étapes d’un programme des Alcooliques Anonymes, ou bien s’il s’est inspiré de condamnations à des peines d’utilité publique.
Je ne divulgâcherai rien, si ce n’est que Sophie Calle, comme moi, découvrira les vertus surprenantes du small talk.
La bonne volonté, la bienveillance, et la capacité à considérer l’autre, c’est tout ce que je nous souhaite pour 2024. Et vous, que vous souhaitez-vous ?
#jesuischaussette et je suis honorée de me retrouver citée ici 🥹, lire "mon amie" me fait bondir le cœur de joie ! Quelle reprise en beauté, et pas merci pour avoir NY NY dans la tête (ça me donne très envie de revoir les Gremlins 2). Cette NL est bien dense et aborde tellement de sujets différents et passionnants... On vit dans un drôle de monde quand même (= small talk fever).
Welcome back Marion.
Cette conclusion ❤️