C’est tellement intime un livre, tellement puissant aussi. Un livre peut lancer une relation comme en sonner le glas.
D’ailleurs, on raconte qu’il y a de cela très longtemps, dans le royaume de Jouy-en-Josas, un prince américain, l’oeil brillant et la crinière frémissante, voulut impressionner une princesse basque au hennin branlant en lui révélant quel était son livre préféré. Ce livre, c’était « Atlas shrugged » de Ayn Rand, une ode au néolibéralisme le plus effréné écrite avec une truelle sur laquelle était gravé le C de Capitalisme (de mauvaises langues venues du pays de Persiflage-en-Gauche persistent à dire que c’était le C de Chiantissime).1
Le regard du prince s’assombrit quand la princesse éclata de rire. Elle cessa de s’esclaffer car son hennin menaçait de s’effondrer. Alors qu’elle tentait de se frayer un chemin à travers ses voiles tout en pestant contre le patriarcat qui l’obligeait à se vêtir ainsi, ses gestes se ralentirent. Le silence qui avait envahi la pièce était d’une qualité différente : pesante voire inquiétante. C’était la première fois, se rendit-elle compte, que le prince se taisait en sa présence. Les princes auxquels elle avait eu affaire ne savaient pas se taire. Ce n’était pas une qualité qu’on les encourageait à travailler. Soufflant puissamment pour soulever le voile de soie (qu’elle avait obtenu grâce à un prêt princesse-étudiante auprès de la Société des Templiers Géniaux) elle aperçut enfin le prince, figé, telle une statute de sel.
Ce n’était donc pas une plaisanterie, mais une véritable confidence qu’il venait de lui faire, et même une confession, un peu comme cette histoire de lèpre située étrangement et uniquement sur ses organes génitaux qui était une malédiction jetée par les forces du mal (situées, bien évidemment à Perisflage-à-Gauche). Mais de cette confession, contrairement à la précédente, il ne semblait pas entendre que la princesse le plaigne, mais qu’elle l’admire.
La princesse haussa les épaules et, ce faisant, finit de déloger le cône qui lui servait de coiffe. La structure métallique vint se ficher dans le coeur du prince, qui, bouche bée, n’avait pas vu le coup venir, pas plus qu’il n’avait vu celui de la lèpre “mais c’est une malédiction, ma princessoune” venir. La gente damoiselle se gratta les cheveux d’un air ennuyé avant de se pencher vers le jeune homme et l’acheva d’un simple : “Tu devrais lire David Graeber.2”
Cette petite anecdote pour vous dire à quel point cela me touche que vous souhaitiez des suggestions de lectures. Les voici.
Je vais commencer par vous parler d’amour en vous invitant à lire Ces princes de Catherine Guérard, publié pour la première fois en 1955 et republié récemment par les Editions du chemin de fer à qui je dis un grand MERCI.
Ces princes est un récit poétique un peu absurde comme si le petit Prince avait grandi et était tombé amoureux d’un général pacifiste qui ne sait que faire de ce jeune homme aux yeux brûlants qui ne veut ni travailler ni faire la guerre. Sous la langue délicieuse sans jamais être vieillie de Catherine Guérard se dessine une ode à vivre autrement.
Lorsqu'il fallut choisir, après avoir terminé ses études au lycée, Antoine Villaert ne sut pas.
De tempérament intellectuel et littéraire, il fut tenté de faire Normale Lettres. Mais il s'en dissuada, à cause de sa paresse, laquelle était extrême. Il préféra à la place entrer à Polytechnique où, là, il n'éprouverait aucun remords à ne pas travailler. Il n'avait en rien l'esprit militaire ou mathématique, aussi cette façon d'agir fut-elle blâmée par tout son entourage. Sa famille, indignée, essaya de le faire changer d'avis, mais Antoine était têtu et passa outre; ce qui ne l'empêcha pas une fois qu'il fut reçu au concours d'admission, de confier à son dentiste que «ça m'ennuie beaucoup de faire cette école de crétins. Un polytechnicien, on sait ce que c'est ».
De l’amour, il y en a aussi, et si bien écrit, dans Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara. L’autrice revisite un poème épique argentin, « El Gaucho Martin Fierro », mais le héros est ici remplacée par l’héroïne, sa femme, China Iron, mariée de force à 14 ans qui, à la capture de ce dernier, reprend sa liberté. Elle quitte son village, confiant ses deux enfants à des paysans et se retrouve dans une charrette aux côtés de Liz, une Anglaise qui traverse la pampa pour aller s'occuper d'une ferme qui semble un mirage allant toujours s’éloignant. Entre roman d’apprentissage, réécriture, réflexion sur le genre et le respect des populations autochtones, c’est un texte prenant et très bien traduit par Guillaume Contré qui m’a donné envie de le déguster. Il est publié chez 10/18.
On sait partir comme si le néant nous avalait, imaginez un peuple qui part en fumée, un peuple dont on peut voir les couleurs et les maisons et les chiens et les habits et les vaches et les chevaux et qui s'évanouit comme un fantôme : ses contours perdent leur définition, ses couleurs perdent leur éclat, tout se fond dans un nuage blanc. « C’est ainsi qu'on voyage. »
Une jeune femme/ jeune homme citadin doit revenir au pays et découvre les joies de la vie simple et de l’amour avec un.e local.e. Film d’horreur ou de comédie romantique ? C’est sur ce cliché éculé dont s’abreuvent 80% des rom com netflixiennes que s’appuie Book Lovers, d’Emily Henry (qui n’est pas encore traduit) pour le disséquer et le retourner. C’est fin, c’est enlevé, et, comme son nom l’indique, c’est une comédie romantique qui parle de livres et de celleux qui les lisent, les écrivent, les vendent et les éditent.
That’s life. You’re always making decisions, taking paths that lead you away from the rest before you can see where they end. Maybe that’s why we as a species love stories so much. All those chances for do-overs, opportunities to live the lives we’ll never have.
C’est la vie. Tu prends toujours des décisions, tu empruntes des chemins qui t’éloignent de ton but avant que tu ne saches où ils te mènent. Peut-être que c’est pour ça que nous aimons tant les histoires. Toutes ces chances de se rattraper, ces opportunités de vivre des vies qui ne seront jamais les nôtres.
Peut-être cherchez à vous évader tout en gardant les yeux grands ouverts ? Dans ce cas, il est temps de lire la duologie des paraboles d’Octavia E. Butler.
La parabole du Semeur commence en 2024. Lauren Oya Olamina a 15 ans et vit à Los Angeles avec sa famille. Dans sa communauté protégée par des portes trop fragiles et malgré les sentinelles des voisins, Lauren sait qu’on ne peut empêcher le changement, qu’il soit vers le pire ou le meilleur. Alors Lauren se prépare, elle découvre en elle une nouvelle croyance « Earthseed » et la conviction qu’elle doit partir, réunir un groupe autour d’elle qui saura s’adapter pour survivre. La parabole des Talents suit sa fille. Qu’est-il donc arrivé à Lauren ? Ces deux romans me paraissent être des lectures essentielles. Octavia E. Butler est la grande dame de la SF afro-américaine, et américaine tout court. Son écriture est directe, sobre, précise et laissera sa marque sur vous.
Les adultes attendent que leur cher passé revienne et ils ne voient pas que tout change autour d’eux. Ils sont responsables du changement de climat de la planète, mais ça ne les empêche pas d’attendre le retour du bon vieux temps.
Si la question afro-américaine vous intéresse, lisez Afropessimism de Frank B. Wilderson III, à la fois essai et fresque autobiographique. Radical et poignant, le texte pose la question de la perpétuelle mise en esclavage des noirs, notamment par la violence qui sature leur vie. C’est une lecture essentielle. Frank B. Wilderson III a vécu l’activisme aux Etats-Unis, mais aussi en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid. Les souvenirs qu’ils partagent sont édifiants.
Many people do go crazy and many of them are not healed, but none of them are Black. (One can go crazy only if one has been sane. The time of sanity is not a temporality that the Slave has ever known. )
De nombreuses personnes deviennent folles et nombre d’entre elles le restent, mais aucune d’entre elle n’est Noire. (On ne peut devenir fou que si l’on a été sain d’esprit. Être sain d’esprit, c’est ce que l’Esclave n’a jamais connu.)
Malibu Rising, Taylor Jenkings Reid, traduit et publié chez Charleston. Une histoire de famille des années 60 aux années 80, des feux qui menacent les montagnes californiennes, une soirée qui tourne mal. Efficace et prenant. Parce que oui, on a parfois juste envie de s’évader.
Mais si vous avez envie de voyager encore plus loin sans pourrir votre empreinte carbone, je vous invite à lire Neige de Printemps de Yukio Mishima. Premier tome de sa tétralogie bouddhiste intitulée La Mer de la Fertilité, Neige de Printemps nous raconte l’histoire de Kiyoaki Matsugae et Satoko Ayakura. Elle vient d’une famille aristocratique de cour, et lui d’une famille plus récente et donc moins illustre. Sur fond de Japon qui s’occidentalise, ces Roméo et Juliette décalés nous posent la question de l’honneur et de l’amour. Lisez la traduction de Tanguy Kenec’hdu qui, comme Mishima l’a demandé dans son testament, traduit depuis l’anglais et non le japonais. Les traductions plus anciennes sont pleines de fioritures qui ne rendent pas le style abruptement exquis de Mishima.
C’était un après-midi de dimanche serein, paisible, magnifique. Pourtant, Kiyoaki demeurait convaincu qu'au tréfonds de ce monde pareil à une outre de cuir remplie d'eau, il y avait un petit trou et il lui sembla qu'il entendait le temps s'en échapper goutte à goutte.
Et vous, vos lectures d’été ?
C’est le livre préféré d’Elon Musk. Dois-je en dire plus ? Ceci dit, je l’ai lu, ainsi que “The Fountainhead” (beaucoup plus inspirant) et… c’est très mauvais : un prétexte à des tartines de “le travail nous sauvera”, “ah les vilains pauvres”, “l’héritage, c’est cool !”.
“Pour un anthropologie anarchiste“ et bien sûr “5000 ans de dette”