avertissement: je ne parle pas ici des personnes qui, pour des raisons économiques, sont forcées à travailler des horaires indécents, ou des entrepreneurs.ses qui se trouvent contraints à travailler beaucoup pour lancer leur activité et à devoir en faire la publicité. Ceci dit, la frontière est poreuse…
Il n’aura pas échappé à certain.es d’entre vous que l’un de mes films préférés est American Psycho. Réalisé par Mary Harron, cette adaptation du roman de Brett Easton Ellis met en scène un jeune homme de 27 ans, Patrick Bateman, dont la vie consiste en une incessante quête de plus : plus de sexe, une carte de visite plus impressionnante, une titre plus pompeux, une réservation à un restaurant plus prisé…
Mais cela ne s’arrête pas là, Patrick se filme pendant qu’il couche avec des femmes interchangeables, prostituées et collègues. Il prétend obtenir ses réservations de restaurant au nez et à la barbe de ses collègues, témoins jaloux de son succès social. Patrick Bateman ne veut pas avoir plus, il veut montrer qu’il a plus.
La scène de la routine matinale qui se déroule au tout début du film est une merveille de vlog avant l’heure où Patrick préfigure les influenceureuses des années 2010, et la hustle culture du milieu du bien être qui gagnerait à s’appeler le milieu du “mieux” être. Ce personnage est un exemple de la hustle culture, un concept qui se heurte à l’une des bases de l’économie : le manque, la limite, la finitude.
Mais qu’est-ce que c’est, vraiment, la hustle culture ? En m’attachant à comprendre le terme, je suis allée consulter le dictionnaire Merriam Webster. Il nous donne trois définitions de ce qu’est le hustle. Si ce mot peut être un verbe, je me suis attachée à la définition du nom.
To hustle, c’est tout d’abord faire preuve d’une activité énergique. Jusque là, rien de très inquiétant. Plus intéressant, aux Etats-Unis, le terme est utilisé pour désigner l’effort et l’énergie employée dans la pratique d’un sport. Un sport, me dites-vous ? Le sport à l’américaine est le royaume du dépassement de soi, de la compétition constante. C’est le Just do it de Nike, l’expression GOAT pour Greatest Of All Time qui va désigner des athlètes exceptionnel.les comme Simone Biles, Serena Williams ou Tom Brady en oubliant, bien facilement la note de bas de page : Greatest Of All Times* until the next one. Être GOAT, c’est être au sommet avant la chute inéluctable, un succès et déchirement.
Enfin, le terme est utilisé de manière informelle pour désigner un plan destiné à gagner de l’argent de manière malhonnête, autrement dit, une arnaque. C’est ce sens que l’on retrouve dans Hustlers, un film réalisé par Lorene Scafaria, où des strip teaseuses décident de prendre leur revanche sur leurs clients, banquiers d’investissement pour la plupart, alter ego de Patrick Bateman. Les hustlers ne sont pas celles que l’on croit, même si le monde semble se séparer en deux catégories aux dires de Ramona - une Jennifer Lopez qui est un exemple de la hustle culture et de la star culture- :
This city, this whole country, is a strip club. You've got people tossing the money, and people doing the dance.
FR: Cette ville, tout le pays, est un club de strip-tease. Tu as celleux qui balancent les billets et celleux qui dansent pour eux.
Est-ce que hustler les hustlers c’est combattre le hustling ? (Dieu du franglais, je suis votre dévouée suppôt1) Pour y répondre, j’emprunterais les mots d'Audre Lorde :
On ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître.
Et ce, même sous prétexte de se prendre pour des Robins des bois qui volent aux riches pour donner à… à elles-mêmes. C’est ainsi que Jessica Pressler désignait les strip teaseuses de l’histoire originale dans son article pour New York, un angle intéressant, mais biaisés. Bien sûr, Hustlers est aussi un récit qui croise les oppressions, mais participer au jeu du capitalisme et de la malhonnêteté, même si on comprend que c’est le résultat d’un système qui ne fonctionne plus, n’est pas une solution.
Néanmoins, la hustle culture ne signifie pas nécessairement que vous allez tenter par tous les moyens, y compris malhonnêtes, de gagner de l’argent. Là où est la malhonnêteté, c’est plutôt dans la manière dont nous sommes toustes poussé.es à mettre en avant à quel point nous sommes occupé.es, débordé.es comme si le trop plein de nos vies (réel ou affiché) consistait une marque de valeur. Cette valeur, c’est notre image et notre réputation.
Dans l’une de mes premières infolettres, je parlais déjà du principe du manque, celui qui est à la base de l’économie, car celle-ci étudie la façon dont nous allouons nos ressources considérant que celles-ci sont limitées. Or la hustle culture nous pousse à mettre en avant le fait que le principe de limites ne nous atteint pas. Elle nous pousse à performer nos vies sans limites, à chroniquer en creux notre peur du manque.
D’un point de vue psychologique, c’est une conséquence de la pression des pairs. Quand on est bombardé.e par la manifestation de ce que les autres réussissent, animaux sociaux que nous sommes, nous ne pouvons nous empêcher de nous comparer. Pourquoi ne fait-on pas autant, mieux ? Pourquoi sommes-nous si limités ? Alors, nous mettons en scène.
Qu’est-ce qui nous pousse à afficher nos débordements, notre ivresse de l’épuisement ? Entre honte et fierté mal déguisée se cache, avouons-le, une satisfaction secrète, car si on est si débordé.es, c’est bien que nous, on est désiré.es, vivant.es et plein.es d’énergies à utiliser pour toutes ces activités que nous sommes requises de performer.
J’en suis la première victime. Mes parents ont été élevés dans des milieux modestes -la polysémie du terme est volontaire-. Ils ont investi sur leurs enfants dans le but, tout à fait compréhensible, de leur donner une vie meilleure, meilleure avec plus : d’argent, de possibilités, de choix. Caractère, fait d’être l’aînée ou stellium en maison 102, j’ai plongé dans la hustle culture dès mon enfance, concours d’orthographe, de musique, je voulais tout faire et tout réussir et surtout, avoir la reconnaissance qui allait avec. J’avais soif de remplir, remplir, remplir à tout prix et d’en faire un spectacle.
Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.
La société du spectacle, Guy Debord
Je ne pense pas que ce soit déconstructible et ce n’est pas si grave. Contrairement à Patrick Bateman, je n’assassine pas de femmes pour ressentir des émotions, car le problème de la hustle culture, c’est qu’à force de s’étourdir de travail, on baigne son cerveau d’adrénaline et de cortisol, des hormones qui nous anesthésient et se traduisent par le burn-out. Et si l’on consacre notre activité à montrer que l’on fait sur les réseaux, c’est alors la dopamine qui nous submerge, celle du nombre de likes, de vues. On est malade de se dépasser, on est malade de performer.
La hustle culture s’auto-nourrit. Quand, épuisé.e, vous restez sur le bas-côté, quelqu’un d’autre prend votre place : au travail, sur les réseaux… Si l’intime est politique alors nous avons toustes une responsabilité, celle de montrer l’envers du décor, celle d’être honnête avec nous-mêmes et de reconnaître que oui, ce post, cette story, cette discussion sur le fait que nous faisons tant, autant, si bien, ne fait que traduire une peur qui nous ronge : celle de notre fin.
Cette newsletter sera volontairement plus courte que les précédentes dans une volonté de ne pas céder à la hustle culture, de ne pas m’étourdir de citations, de références pour vous et me prouver que ma capacité de travail est étourdissante.
Spoiler alert : elle l’est, mais d’un étourdissement maladif. Je suis fatiguée et je vous souhaite un week-end où vous accueillerez vos limites comme des signaux bienveillants et non des empêcheurs de tourner en rond. Comment luttez-vous contre la hustle culture ?
On considèrera que “suppôt” est neutre et peut se passer de féminisation car suppôte, c’est pas top.
Là aussi, vous avez vu l’humble bragging, le petit neveu de la hustle culture : ce n’est pas ma faute si je travaille tant, c’est que j’ai une énergie Capricorne/ Vierge etc… On vous voit !
Personnellement, j’ai compris assez tôt dans mon enfance que je ne serais jamais suffisamment « le plus ... » pour éprouver de la satisfaction dans la hustle culture. Alors j’ai résolu de compenser en cultivant ma différence. Le pas de côté plutôt que le pas plus loin. Ce qui donne aussi de nombreux commentaires du genre « beaucoup de capacités, quel dommage qu’il ne fasse pas plus d’efforts ». La hustle culture est structurelle.