L'économie de l'autonomie
#20 Où l’on parle d’action locale, d’Elinor Ostrom et d'autogestion.
Janvier touche à sa fin, les fantasmes des nouvelles résolutions (bonnes ou mauvaises) retombent dans la poussière et avec eux, cette idée qu’une vie ne peut être réduite à des objectifs à atteindre, des performances à réaliser. Se pose la question de l’être, du faire et de l’avoir.
Aujourd’hui, vous n’êtes pas sans le savoir, a lieu la deuxième journée de manifestations contre la réforme des retraites. Mais dire que cette manifestation est une réaction contre, c’est diminuer son importance et la décentrer en mettant le gouvernement au centre de cette action. Cette manifestation, ce n’est pas une réaction contre le pouvoir central, d’autant plus en France qui n’arrive pas à se détacher de la lorgnette parisienne, mais une manifestation pour le pouvoir local.
Le pouvoir local, je l’ai redécouvert en quittant Paris. Une rupture qui s’est faite sans aucune amertume, mais avec le désir de retrouver quelque chose que j’y avais perdu. Dans le rêve balzacien de conquérir la capitale résidait un noeud, celui de vouloir me conformer à une certaine idée de la réussite, une réussite du faire et de l’avoir. Faire la bonne école, avoir le bon métier, devenir propriétaire, me marier, avoir deux enfants, passer des vacances courtes, onéreuses et riches en empreinte carbone.
Paris, je t’ai aimée. Rêve capitaliste de succès, je t’ai désirée comme Rastignac a désiré Delphine Nucingen, pour l’avoir. Mais désormais, tu es comme certains de ces connaissances que j’aime malgré leur incompréhension quand ils ont appris que 1) je devenais professeure et 2) je déménageais en Bretagne, mais, stupeur, ni à Nantes ou à Rennes. Incompréhension grandissante dès que l’on refuse d’entrer dans la narration autour du retour à la Nature fantasmé par les citadins et l’autre forme de succès tout aussi capitaliste qu’il représente, car cette province, cette Nature, est un lieu qu’il s’agit encore de conquérir, de gentrifier, de dénuer de ce qui fait sa spécificité régionale.
Ces derniers mois (pas toujours faciles) m’ont permis de terminer une mue pour en commencer un autre. Et cette mue s’est accomplie accompagnée de la relecture d’une politologue et économiste politique essentielle: Elinor Ostrom (1933-2012).
Elinor Ostrom est la première femme à avoir reçu le prix Nobel économique, en 2009, à 76 ans. Le travail d’Elinor (Lin pour les intimes) Ostrom porte sur un sujet passionnant qui est la gestion des ressources, mais pas n’importe lesquelles, les ressources locales. C’est un pléonasme car les ressources sont forcément ancrées géographiquement et culturellement.
Dans ses recherches, Lin Ostrom a voulu étudier les capacités des collectivités à gérer leurs propres ressources. A son époque, la théorie qui prédominait était la suivante : si un groupe avait un bien en commun, la logique serait la surexploitation puisqu’ils n’en portaient pas les coûts. Imaginez cela appliqué à des ressources d’eau, un pâturage ou une forêt. Les théories de l’époque disent que pour éviter la surexploitation par ces populations locales, il fallait soit un état qui force les individus à respecter ces biens ou alors que ceux-ci soit privatisés afin que des entreprises en régulent l’usage. D’un côté comme de l’autre, la jouissance de ces biens était donc soustrait aux collectivités qui y avaient accès jusque-là.
Ostrom va renforcer sa théorie en allant chercher tous les facteurs de succès possibles dans des organisations éprouvées d’auto gouvernance jusqu’à définir huit principes. Ces huit principes reposent sur le dialogue et la concertation. Ils reposent sur la responsabilisation, mais aussi la mise en place de structures rapides pour régler les conflits. On trouve des démarches similaires dans l’essai de Sarah Schulman “Le conflit n’est pas une agressive” qui invite les collectivités à régler leurs propres problèmes sans attendre qu’un pouvoir en place vienne y mettre son nez (policier).
Travailler ensemble à exploiter ses ressources nourrit le capital social, un point sur lequel Ostrom insiste en répétant que ce capital grandit par son utilisation même. C’est donc une source d’énergie renouvelable qui repose sur deux notions essentielles: la confiance et la réciprocité.
Elinor Ostrom nous fait réfléchir à la question de l’autonomie. Le mot vient du grec: autos ou ce qui vient de soi et nomos les règles ou lois établies par la société, autrement dit les normes. L’autonomie, c’est la possibilité de se régir par ses propres lois. L’autonomie est sur le même continuum que l’agentivité et à ce titre, elle se heurte aux lois extérieurs, les normes qui viennent de la société, légales, morales, économiques. L’autonomie des corps et des esprits c’est pouvoir s’appliquer sa volonté avant de subir celle du monde. L’autonomie n’est pas un luxe, c’est un essentiel et c’est un bien commun.
L’autonomie est une quête constante illustrée par cette journée d’action. Ces manifestations c’est la révolte locale pour le droit à l’autonomie, pour défendre notre volonté de gouverner ce qui nous est le plus intime, le plus rare: le temps fini que vous avons sur Terre.