Palpitations, sueurs, frissons, tremblements, douleurs…
Non, ce n’est pas d’amour, mais bien de peur dont je vous parle, celle qui provoque des réactions physiques incontrôlables, mais nécessaires. La peur qui nait du danger nous a longtemps sauvé.es.
Cet effroi n’est plus depuis longtemps conditionné à un péril imminent tel que le mammouth qui fonce sur le.a Néanderthalien.e (ou un dino… ok, la chronologie n’est pas bonne).
La société occidentale est régie par la peur, et ce depuis des siècles. Elle est multiforme. C’est la peur essentielle, celle de mourir, de notre fin, qui est devenue la peur du manque, la peur de Dieu, du diable, de l’autorité, du roi, de la police, des hommes, de l’humiliation… Il y a des milliers de peurs, toutes légitimes, nées de conditions externes ou surgies de notre intimité la plus mystérieuse.
La peur n’est pas seulement gravée dans nos corps, héritage épigénétique qui façonne chez nous des traits dont le but est notre survie, elle est aussi inscrite dans nos mémoires, un palimpseste intangible, une histoire condamnée à se répéter en variations. On hérite des peurs de nos parents, malgré eux et malgré nous, avant de les déconstruire si on le peut. Du corps au coeur et à l’esprit, il n’y a qu’un goulot étroit et perméable, celui d’un sablier qui se retourne au gré de ses expériences.
Nos peurs personnelles s’incarnent dans le monde. Dans une étude publiée en 2016, deux économistes, Philippe Bacchetta et Eric van Wincoop, ont mis à jour l’effet de la peur sur les marchés. Vous rappelez-vous de la crise de 2008 ? Des entreprises entières s’y sont effondrées, révélant qu’elles n’étaient que des colosses aux pieds d’argile. Des milliers de foyers se sont retrouvés ruinés, leurs logements à la valeur divisée par deux, trois… Un désastre économique et social.
Les deux économistes ont démontré comment la peur exprimée par les entreprises et les consommateurs s’est traduite par des projections économiques à la baisse, projections et prédictions qui sont devenues réalité. La demande, celle qui pousse l’économie (plus on consomme, plus l’économie capitaliste va bien) s’est tarie provoquant ainsi une crise aussi crainte qu’anticipée. La peur était devenue une prophétie autoréalisatrice, l’intangible contagieux avait infiltré la réalité matérielle de nos vies.
Car c’est bien de cela dont il est question, la puissance de nos peurs. Le fait qu’elles prennent forme non seulement dans nos corps, mais dans le corps de la société. Nos douleurs, nos palpitations, nos sueurs froides deviennent des crises économiques et sociales. Les histoires qu’on se raconte quittent nos lèvres pour marcher sur et dans le monde.
Et c’est cette même peur qui nourrit les idéologies nauséabondes qui envahissent les médias, caisse de résonance toute trouvée. C’est la peur de l’autre que l’on voit encore à l’oeuvre dans la récupération honteuse du meurtre de la petite Lola. Ces gens qui, sous prétexte de marcher pour honorer l’enfant, hurlent « migrants assassins » et sont les symptômes de ces chaînes de télé qui invitent des figures de l’extrême droite pour venir faire le commerce de la peur. Eruptions virulentes, semblables à une poussée d’urticaire, ils montrent son visage hideux.
“Fear," the doctor said, "is the relinquishment of logic, the willing relinquishing of reasonable patterns. We yield to it or we fight it, but we cannot meet it halfway.” The Haunting of Hill House, Shirley Jackson
La peur, dit le docteur, c’est abandonner la logique, faire le choix d’abandonner des explications raisonnables. On y succombe ou on la combat, mais il est impossible d’y réagir dans la demi-mesure.
Orfevresse de nos peurs, Shirley Jackson, à travers ce docteur les ausculte dans cet extrait de “The Haunting of Hill house”. Elle nous rappelle que la peur peut induire plusieurs réponses. La fuite ou le combat.
La fuite est parfois la seule réponse possible. C’est celle qui peut consister à se cacher les yeux, à se noyer dans des contenus qui détendent, dans l’hyperconsommation qui anesthésie. On ne peut pas toujours être dans un état d’hypervigilance. Mais fuir, quand on ne parle pas de danger imminent, reste un privilège. Il y a un luxe dans l’échappée, celui de savoir que l’on peut se déplacer physiquement ou mentalement, qu’un havre de paix nous attend : dans les livres, dans le cercle de ses amis. Exquise fuite.
L’affrontement est l’autre réaction à la peur. La colère ou l’indignation prennent le pas sur l’angoisse. Ces gens qui se permettent de proférer des insultes racistes, de quoi ont-ils peur ? D’ailleurs, est-ce vraiment leur peur ou un sentiment collectif qui a été nourri et attisé au point que la colère qui en est née les déborde et noie toute tentative de logique ?
C’est ce qui se passe en économie avec la peur vue comme une maladie contagieuse qui se traduit par des projections de crise qui précipitent une récession en dépit des indicateurs. En croyant affronter leurs peurs, ces personnes se laissent enfermer par elle, confondant leurs gesticulations pour une révolte courageuse quand elle n’est qu’ignoble. Est-ce que le combat n’est pas alors une autre fuite, mais cette fois-ci en avant ?
Gouvernés par la peur, nous sommes alors gouvernés par ceux-là mêmes qui soufflent sur ses braises pour réchauffer leurs propres intérêts. Résister à ce climat requiert du courage, celui d’accepter l’inconfort de questionner nos peurs.
Car la peur n’est pas notre ennemie, elle est un signal, et lorsqu’elle nous pétrifie, statue de sel aux paupières frémissantes qui ne pouvons détourner le regard du danger, elle nous force à observer ce qui nous constitue, un peu de notre essence. La peur devient une flamme.
“To learn what we fear is to learn who we are. Horror defies our boundaries and illuminates our souls.” The Haunting of Hill House, Shirley Jackson
En français: Découvrir ce qui nous effraie, c’est découvrir qui l’on est. La peur se rit de nos limites et révèle nos âmes.
Accepter nos peurs sans chercher à immédiatement les fuir ou les combattre, c’est mieux les interroger pour tenter d’entendre ce qu’elles nous disent de nous. C’est apercevoir comment elles nous manipulent, fils invisibles que nous reconnaissons mieux au fur et à mesure que nous vieillissons.
Je vous souhaite le luxe de pouvoir accueillir vos peurs en ce mois d’octobre, pour mieux vivre avec elles, et en faire des torches qui éclairent votre chemin.
Dame Marion, révérende mère du Bene Gesserit !
« Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l’esprit.
La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale.
J’affronterai ma peur.
Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon oeil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien.
Rien que moi. »