A la recherche du corps perdu
Word Economy #19 où l'on parle d'adaptation, de Lady Chatterley et de White Lotus.
Celleux d’entre vous qui me connaissent via instagram savent que j’aime analyser des adaptations. Ayant eu ma dose (et mon booster1) de Meta, j’ai décidé de vous partager ces analyses ici. Si certaines adaptations vous ont particulièrement marqué, n’hésitez pas à m’en parler en commentaires. J’ai toujours envie d’en découvrir de nouvelles pour les disséquer. Vos commentaires et emails sont les bienvenus.
S’il est bien un principe chimique autant qu’économique qu’illustre les adaptations c’est le suivant: « Rien ne se créée, rien ne se perd, tout se transforme. » Ces mots du chimiste Lavoisier nous rappellent que l’originalité est un fantasme, comme le génie2. Entre évolution et adaptation, la fiction se nourrit de la réalité et des formes qui la précèdent. D’un roman à une série, d’une pièce de théâtre à un opéra, d’un poème épique à un blockbuster hollywoodien, l’adaption est source inépuisable de réinvention. Aujourd’hui, je vais vous parler de l’adaptation d’un roman censuré devenu depuis un classique : « L’amant de Lady Chatterley ». Réalisé par Laure de Clermont-Tonnerre, ce film est disponible sur Netflix avec la mention 18+. Ma version du film de Noël.
La question que je me suis posée en regardant ce film est la suivante : près de 100 ans après sa parution, le roman de D.H. Lawrence a-t-il gardé la même portée sulfureuse et philosophique ? Est-ce que l’adaptation retranscrit le travail du styliste et sa quête d’une réalisation de soi au-delà du tabou ?
Pour répondre à ces questions, il faut opérer un retour vers le passé. « L’amant de Lady Chatterley » a été publié en 1928, mais pour un cercle restreint, en Italie, avant de l’être publiquement en 1929 en France. Si l’on replace ce roman dans son contexte, c’est le dernier roman de D.H. Lawrence qui s’est exilé volontairement de Grande Bretagne où il est alors vu comme un pornographe après la publication de « The Rainbow » (1915) et « Women in Love » (1920), deux romans qui mettent en scène des héroïnes qui n’obéissent pas aux règles de la société anglaise et cherchent avant tout à se réaliser, le tout ponctué de scènes érotiques qui n’ont rien de gratuit. En effet, l’un des thèmes récurrents de l’oeuvre de D.H. Lawrence, son leitmotiv, c’est l’union du corps et de l’esprit et quoi de mieux que l’amour pour unir le fantasme à sa réalisation, le corps au coeur, et cela, quel que soit le genre de l’objet de l’affection. « The Rainbow » fut notamment censuré car son héroïne y avait une relation… lesbienne.
Le dernier roman de Lawrence met la sexualité de Lady Chatterley en exergue dès son titre. En effet, en anglais il s’intitule « Lady Chatterley’s lover ». Il commence donc par Lady Chatterley et c’est la marque possessive, le “’s” qui marque le lien à ce « lover » qui n’a pas de nom. L’usage du ’s au lieu de « of » (The lover of Lady Chatterley aurait pu être une alternative) marque la proximité la plus forte, un corps à corps qu’illustre d’ailleurs certaines affiches du film.
C’est le regard de Constance Chatterley qui nous attire. Lady Chatterley “est”. Nommée, identifiée, propriétaire, dominante ou du moins tout simplement présente en tant que sujet dès le titre du roman. Sa sexualité est un vecteur pour exister, ce n’est pas ce qui la définit.
Il faudra attendre 1960 pour que le livre soit publié dans son intégralité en Angleterre. Cette publication sera suivie d’un procès pour indécence et obscénité que l’éditeur gagnera. Je me suis posée la question de la définition du mot obscène : « Qui blesse ouvertement la pudeur. » nous dit le Littré. Dans le petit Robert il est question de ce « qui représente brutalement, directement des images ou des manifestations d'ordre sexuel. », mais aussi dans sa deuxième acception « ce qui est indélicat ». On touche à quelque chose. Qu’est-ce qui est obscène ici ? La relation amoureuse entre deux personnes représentant chacun une classe sociale ? L’indélicatesse d’Oliver Mellor, le “lover” en question qui vient de ce que l’on appelle à l’époque “le peuple” ? Les scène explicites de sexe ou l’usage d’un mot qui, à l’époque était considéré impossible à imprimer ?3
D.H. Lawrence nous apporte une ébauche de réponse dans le roman même :
Obscenity only comes in when the mind despises and fears the body, and the body hates and resists the mind.
L’obscénité vient seulement à l’esprit quand l’esprit méprise et a peur du corps, et lorsque le corps le déteste et lui résiste.
En 1930, les éditeurs britanniques de Lawrence l’avait supplié de proposer une version expurgée « insistant sur le fait que je devais montrer aux lecteurices que c’était là un roman de qualité, à l’exception de toute la partie « sexuelle » et de certains « mots ». Au premier abord, je fus tenté d’expurger et commençai. Mais impossible ! J’aurais aussi bien fait d’essayer de me refaire le nez à coup de ciseaux. Le livre saigne. » (Phoenix 11, Heineman, 1968)4
Ce qui prime, dans le récit de Lady Chatterley, c’est la connexion, le toucher, le rapport du corps à l’esprit. Rien d’obscène et tout de la communion religieuse5. Nous ne sommes pas très loin de la transsubstantation où le sang du Christ est donné à boire. Ici, le coeur se donne dans le corps. Constance, autant qu’Oliver Mellors, le garde chasse, doivent gérer un état de transition que leur position sociale reflète. Constance a beau être Lady Chatterley, elle nous précise dans le roman, comme dans les diverses adaptations, qu’elle est la fille d’un artiste. Elle fait partie d’une petite bourgeoisie, une classe interlope et son accession à l’aristocratie par son mariage avec Clifford l’y rend étrangère.
A woman has to live her life, or live to repent not having lived it.
Une femme doit vivre sa vie, ou vivre pour se repentir de ne l’avoir fait.
A l’opposé, Oliver Mellors est un garde-chasse qui lit James Joyce, un irlandais et donc un “dégénéré” pour les anglais, Clifford au premier rang. Il revient de la première guerre mondiale où il a été nommé lieutenant, un grade obtenu grâce à son bravoure et non pas à sa naissance comme c’est le cas pour les aristocrates dont Clifford, l’époux de Constance. Mais Oliver a refusé de rester dans l’armée après plusieurs années passées en Inde (non mentionnées dans le film). Il a fait le choix de la forêt, du retour à la nature, une thématique très présente dans le roman.
Le début du film souligne les conséquences de la guerre qui a renversé les classes et imposé l’égalité de la mort. Le monde de l’après-guerre qui essaie d’imposer à nouveau les structures de classe est une transition difficile, une tentative futile de revenir « au bon vieux temps. » Oliver Mellors, qui menait les hommes sur le front, au même titre que Clifford Chatterley, se retrouve donc à être le domestique d’un aristocrate qui a perdu l’usage de ses membres. Le renversement de la situation étant comme biaisée par ce handicap qui oblige Clifford à lever les yeux pour s’adresser à Mellors, et ce, dès leur première rencontre. Signe de pouvoir, cela devient symboliquement un signe de faiblesse.
Clifford, dans le roman de D.H. Lawrence est un symbole, celui de l’aristocrate qui a perdu l’usage de ses jambes et de son sexe, et qui, voulant s’éloigner de ce corps qui lui est devenu étranger, se plonge dans l’intellectualisme - un roman raté- avant de devenir un homme machine, obsédé par l’idée de rentabiliser la mine qui lui appartient. Il représente l’industrialisation galopante de l’Angleterre au mépris de l’humain.
Le succès des différentes adaptations de LC a autant tenu au scénario qu’au choix des acteurs, à commencer, bien évidemment par Emma Corrin, que nous avons vu.e6 dans « The Crown ».
Sur bien des plans, le casting d’Emma Corrin semble particulièrement apte. Très jeune femme frêle, sa Lady Chatterley est plongée dans les livres pour échapper à une vie de « care » où Clifford, un aristocrate qui en a les moyens, trouve cependant tout à fait normal que sa femme se sacrifie pour s’occuper de tous ses besoins physiques au détriment des siens. Constance disparaît dans ses livres et s’étiole dans la serre du manoir qui offre un parallèle troublant à sa vie de plante que l’on aurait arrachée de la terre.
Constance Reid dans le roman n’a rien d’une jeune femme androgyne. Au contraire, c’est une « bonny lass » ou une belle fille d’origine écossaise à la charpente solide et aux grands yeux doux. Elle n’a pas ce côté éthéré d’Emma Corrin dès les premières images du film. L’acteurice représente bien la Lady Chatterley de l’après Clifford, celle qui n’est plus Constance Reid, mais seulement un patronyme, celui de son époux, une femme vampirisée par une relation où elle est devenue infirmière malgré elle, au point que son père et sa soeur s’en inquiètent. Une inquiétude qui est intrusive, terriblement indélicate -obscénité, me revoilà-, mais aussi nécessaire pour secouer les conventions quand le père de Constance assène à Clifford que sa fille n’est pas faite pour être « une demi-vierge », question que le vicomte ne semble pas s’être posée.
Quant à Jack O’Connell (Skins, ’71, Invincible), il incarne un Mellors tout en tendresse. C’est, pour moi, le casting le plus réussi du film. Car Mellors est ce personnage qui apprend à Constance à prononcer les mots qui la libèrent et la reconnectent à son corps, la sortant ainsi de la serre, miroir du couple et de la classe sociale, où elle se meurt à petit feu.
L’ entre-deux de leurs positions sociales créent une forme d’égalité : lui garde-chasse trop lettré, elle, jeune femme rêveuse qui se retrouve vicomtesse par accident marital.
La beauté et la réussite de l’adaptation se jouent dans l’alchimie entre Constance et Oliver, la joie pure du corps. Dans l’Eden de la propriété de lord Chatterley, Constance et Oliver font l’amour crûment, souvent, simplement, dans la nature et dansent sous la pluie comme des enfants, nouveaux Adam et Eve qui seraient nés au même moment, jaillis de la terre au même instant, réinventés par la beauté de leur désir et d’une intimité qui les révèle à eux-mêmes. Car le secret de cette connexion du corps et du coeur, c’est qu’il mène à la joie, au feu de la vie.
Ce qui a notamment choqué dans le roman de D.H. Lawrence, c’est la primauté du désir et du langage qui le représente. C’est la langue de Constance et celle d’Oliver, son accent du Yorkshire qu’on imagine parfois exagéré comme pour la repousser, lui reprocher de faire du tourisme en milieu social. Ce que LC nous offre, c’est la fin des faux-semblants, ce qui en 1929, était une proposition difficile à digérer pour la haute sciété britannique représentée par cette jeune femme en quête d’elle-même. Et si l’on en croit les adaptations édulcorées qui ont eu lieu depuis, cela n’a pas beaucoup changé. Car ce que toutes ces adaptations ratent, à mon sens, et celle de Laure Clermont-Tonnerre comme les autres avant elles, c’est ce que la langue de D.H. Lawrence a réussi, à ce que la transparence du désir et du langage de ce désir-même soit l’étincelle de la flamme qui jaillit et non pas l’indécence ou la pornographie dont on a accusé le texte.
Les dernières images du Lady Chatterley de Netflix tentent de saisir ce moment, ce souffle haletant que Lady Chatterley pousse quand Oliver Mellors la (sur)prend. C’est l’un, si ce n’est le plus beau moment de l’adaptation qui s’éloigne du roman pour en proposer une interprétation.
Mais ce serait sans compter les images qui suivent et qui diluent ce suspens dans une embrassade digne des meilleures romcoms. Si LC est une histoire d’amour, elle est avant tout l’histoire d’une quête de soi, d’une rencontre de la chair et de l’esprit. Je vous laisserai donc avec deux extraits de la fin du roman issus de la lettre qu’Oliver Mellors écrit à Constance et dont on ne sait pas si elle sera suivie de leur rencontre, contrairement à l’adaptation.
And if you’re in Scotland and I’m in the Midlands, and I can’t put my arms round you, and wrap my legs round you, yet I’ve got something of you. My soul softly flaps in the little Pentecost flame with you, like the peace of fucking. We fucked a flame into being. Even the flowers are fucked into being between the sun and the earth.
Et si tu es en Ecosse et moi dans les Midlands, et que je ne peux t’enlacer ni de mes bras, ni de mes jambes, cependant, j’ai quelque chose de toi. Mon âme volette comme une flammèche de Pentecôte7 avec toi, comme la paix de la baise. Nous avons baisé une flamme en existence. Même les fleurs sont baisées en existence par le soleil et la terre.
En cela Lady Chatterley est l’opposé de cette saison 2 de White Lotus où le corps n’est jamais relié au coeur, ou le sexe est une transaction dans un univers où les sens (ceux des personnages comme du spectateur) sont émoussés par la pornographie, la vraie, celle qui propose des chairs anonymes, des chairs détachées de l’esprit, séparées, des chairs froides, sans flamme.
Too soon?
En réalité, nous sommes nous-mêmes des adaptations, adaptations de nos gènes, notre milieu social projetés dans un nouvel univers, le présent, et donc obligé à exprimer différemment des qualités que nos géniteurices nous ont transmises et la manière dont la société nous a modelé.es.
cunt, fuck ou penis. Lisez le livre et vous aurez la réponse. La dernière citation que je vous propose en est aussi un bon indice…
‘insisting that I should show the public that here is a fine novel, apart from all “purple” and all “words”. So I begin to be tempted and start to expurgate. But impossible! I might as well try to clip my own nose into shape with scissors. The book bleeds.’ in (https://wordsworth-editions.com/lady-chatterley-blog-4/)
Au sens étymologique : relego-ere : rassembler de nouveau, réunir.
Emma Corrin utilise les prénoms they/them. Lorsque je parle de son personnage, j’utiliserai le féminin de Lady Chatterley et le neutre pour parler de l’actrice.
La flamme de la Pentecôte représente l’esprit sain. Quand je vous disais qu’on était dans une expérience quasiment religieuse.