Traduire l’apocalypse
Il y a deux semaines, j’ai fait traduire à mes étudiants un texte de Kara Swisher dont le titre était « Voici venu les quatre cavaliers de la Techopolypse. » En préparant la traduction, je me suis penchée sur le sens du mot Techopolypse. C’est un mot valise qui réunit Tech et apocalypse. Jusque-là, rien de surprenant. Mais apocalypse, vous savez, vous, ce que ça veut dire ? Peut-être aviez-vous fait le raccourci comme moi si vous pensez que l’apocalypse, c’est la fin du monde.
Ce n’est pas le cas. L’apocalypse, c’est un dévoilement, c’est la révélation des signes qui vont justement annoncer la fin du monde. D’où ces quatre cavaliers - Famine, Guerre, Peste…- devenus dans l’article Google, Amazon etc… qui sont donc les signes de cette fin telle que narrée dans la Bible.
Cette question des signes révélateurs est revenue dans mon quotidien à de nombreuses reprises ces derniers temps. Comment ?
Jeudi et vendredi dernier, Hanane Karimi co-organisait un colloque sur les vingt ans de la loi sur la laïcité. Un sujet qui reste brûlant, tout comme l’islamophobie pas vraiment intériorisée de beaucoup de nos politiciens. Vingt après, ce colloque venait dénoncer ce qu’Hanane disait être la doxa disciplinaire islamophobe qui a présidé à cette loi. La tenue-même de ce colloque est un signe de changement. Le bilan académique dans un lieu reconnu renverse déjà le rapport de pouvoir.
En effet, faire le bilan de cette loi de 2004, c’est prendre du recul, prendre le temps de dévoiler les tenants et les aboutissants d’une décision dont on ne peut plus nier le caractère islamophobe. Avoir l’honnêteté intellectuelle de sortir du fantasme de la laïcité à la française, c’est aussi reconnaître que tout ce que nous digérons sur le sujet nous est présenté sous des angles qui sont forcément biaisés. Il n’y a pas de signes neutres.
Le vocabulaire de la terreur
J’y pensais d’autant plus quand j’ai lu l’essai de Patrick Radden Keefe « Say nothing » (ici disponible en français). Celui-ci raconte une double histoire, celle de la disparition de Jean McConville, une veuve et mère de 10 enfants, au début des années 70 à Belfast, et l’histoire des Provos, une branche paramilitaire de l’IRA qui souhaitait mettre fin à la domination anglaise en Irlande du Nord. On y suit notamment Dolours et Marian, deux soeurs engagées dans ce combat.
They were dubbed the ‘Sisters of Terror’, and depicted as hugely dangerous. To The times, Dolours became a paradigm of political radicalism and countercultural instability with her ‘enthusiasm for the wider concept of violent world revolution and support for the diverse aims of Che Guevara, the Black Panthers and the Palestinian guerrillas’.
On les avait surnommées les « Soeurs de la Terreur » et décrites comme extrêmement dangereuses. Pour le Times, Dolours devint le paradigme du radicalisme politique et de l’instabilité de la contreculture avec son “enthousiasme pour le concept plus large d’une violente révolution mondiale et son soutien à des causes aussi diverses que celles de Che Guevara, les Black Panthers et les guérillas palestiniennes.”
Les quelques photos des soeurs à l’époque m’interrogent. Que voit-on dans ces images ? L’essai raconte le glamour de ces soeurs, leurs beautés qui en font des anges de la violence. Cinquante après, je vois deux adolescentes, avec des looks de l’époque, pas forcément évocatrices de grand chose pour qui n’a pas le contexte. Ni ange, ni démon.
Le livre raconte avec nuance la violence des « Troubles », c’est à dire le conflit nord-irlandais. Pour les britanniques, le conflit nord-irlandais est vu comme une série d’actes terroristes. Pour l’IRA, c’est une guerre d’indépendance et de réunification. Qu’ils aient été catholiques ou protestants, du côté de l’IRA ou du Royaume-Uni, les Nord-Irlandais ont vécu les enlèvements, les lynchages pendant les manifestations non-violentes, les bombes comme autant de traumatismes. Vous aurez noté dans la citation la référence aux guérillas palestiniennes et au mouvement des Black Panthers qui se battaient pour les droits civiques. Ces derniers aussi étaient catégorisés comme terroristes par les autorités américaines de l’époque qui voyaient dans leurs actions le signe que la nation américaine était en danger.
Comme les Black Panthers, les membres de l’IRA, les Provos, refusent que leur soit appliqué le terme de terroristes, même si leur pratique -poser des bombes sur le sol anglais pour montrer au pouvoir que le conflit n’était pas un à côté est qualifié de terroriste par Patrick Radden Keefe. En octobre 1984, les Provos placèrent une bombe dans le grand hôtel de Brighton où se tenait la convention des Conservateurs, menée par Margaret Thatcher, cible de la bombe. Elle tua cinq personnes mais manqua la première ministre.
The IRA issued a statement, eloquently capturing the strategic advantage of terrorism: « Today we were unlucky, but remember, we only have to be lucky once. You will have to be lucky always.
L’IRA publia une déclaration, qui capturait avec éloquence l’avantage stratégique du terrorisme : “Aujourd’hui, nous n’avons pas eu de chance, mais rappelez-vous, il nous suffit d’être chanceux une fois. Vous devez l’être constamment.”
La violence est un signe. Elle vient dévoiler : ici le faux équilibre, les conséquences des actions d’un pays, l’Angleterre, depuis des décennies. Au sujet de l’attentat contre Margaret Thatcher, l’IRA déclara que c’était un coup “pour” et non pas “contre” la démocratie. Les soeurs Price étaient persuadées d’être du bon côté au point d’être emprisonnées et de faire une grève de la faim qui faillit les tuer. Elles se voyaient comme des soldats qui se battaient pour une idée de justice. Quand Gerry Adams, un ancien membre des Provos, devint politicien et négocia la paix avec le Royaume-Uni - qui conservait donc l’Irlande du Nord-, elles se sentirent flouées. La fin du conflit signé à la fin des années 90, signe de succès pour le Royaume-Uni et les politiciens Nord-Irlandais était, pour elles, signe d’échec.
Qu’est-ce qui a fait agir les soeurs Price ? Qu’est-ce qui nous pousse à agir ?
C’est la question que pose le biopic « Une vie » qui raconte comment Nicholas Winton, un agent de change anglais, a organisé une série de trains de Prague à Londres pour sauver des enfants, (669) en majorité juifs, qui étaient réfugiés suite à l’annexion du territoire des Sudètes par Hitler. Quel héros !
Nicholas Winton, un homme qui, de l’avis de tous, était d’une grande modestie n’a pourtant cessé de mentionner celleux qui avaient oeuvré avant et avec lui à ce sauvetage. Mais l’histoire aime les héros individuels pour nous rappeler qu’il ne tient qu’à nous de sauver le monde, surtout lorsque ces héros sont blancs, mâles et n’ont jamais exprimé aucune opinion de gauche. Nicholas Winton est un héros confortable pour nos sociétés qui pousse une histoire de l’individualisme, de l’action personnelle, alors que l’histoire tient de la constellation plutôt que de l’étoile filante. En effet, ce sauvetage avait commencé des mois avant que Nicholas ne soit averti de la situation. Ces 669 enfants qui ont échappé au nazisme doivent leur vie à une oeuvre collective. Je répète : COLLECTIVE.
Le titre du biopic « Une vie », fait référence à la citation « Quiconque sauve une vie sauve le monde entier ». On peut lui trouver diverses sources, mais l’une d’entre elles est une partie du vers 32 de la Sourate 5 du Coran. Ces enfants réfugiés que l’on voit à l’écran, dans leurs camps de misère rappellent bien sûr les Palestiniens, à la merci eux aussi d’autorités internationales qui ne lèvent pas plus le petit doigt pour eux qu’elles ne le levèrent pour les réfugiés juifs dès 1936. A l’époque, ce furent des associations - les Quakers notamment, mais aussi des associations de gauche- qui tentèrent d’organiser ce sauvetage in extremis.
Doreen Warriner (une économiste aux penchants communistes qui dirigeait le bureau des réfugiés pour lequel Nicholas a travaillé) ou Trevor Chadwick furent d’autres maillons importants dans cet acte de sauvetage, mais ce serait oublier les volontaires tchèques qui, dans le film, sont anonymes, à l’exception d’un personnage. Peu étonnant.
Au-delà de son côté parfois mièvre et de ses failles, le film nous demande de ne pas détourner les yeux, d’être témoin et d’agir, à notre mesure. Il nous demande de prendre du recul pour appliquer les leçons du passé au présent et au futur. Il nous dit que ce qui est arrivé à ces réfugié·e·s, pour une majorité juif·ves, mais pas seulement, peut arriver aux autres. Que ce qui se déroule partout dans le monde pourrait se dérouler chez nous.
Lors du colloque sur la laïcité, Hanane me disait qu’elle avait vu un renversement du pouvoir s’effectuer. En vingt ans, un changement de paradigme s’était opéré par le travail de milliers de personnes, chercheureuses, acteurices de la vie publique, élèves et étudiant·e·s aussi.
Je me suis alors dit que l’apocalypse n’était pas forcément la révélation de la fin du monde, mais de la fin d’un monde.
A nous de repérer les signes qui montrent que les dogmatismes peuvent être ébranlés. A nous de garder le calme et l’espoir pour conserver notre force de changement. Puissions-nous apprendre et changer pour nous aussi mettre fin aux mondes anciens et par nos actions être les signes d’un changement nécessaire.
Des liens pour aller plus loin.
Un lien pour en savoir plus sur le sauvetage d’enfants, mais aussi d’adultes
Patrick Radden Keefe parle de son livre (en anglais). Attention, divulgâchage.
Si vous ne connaissez pas la sociologue Hanane Karimi, vous avez alors la chance de découvrir son essai, Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes, qui, forcément, discute cette question de la laïcité.