La honte !
#14 où l'on parle de vote, d'anthropologie, de méritocratie et de ma nièce de trois mois.
Les législatives approchant, j’ai remarqué une multiplication des messages à l’intention des « boomers »1 qui les incitent à voter NUPES sous peine d’opprobre éternelle soit trois générations puisque les canicules successives ne donnent pas cher de notre peau.
Je comprends l’origine de ces messages : l’éco-anxiété, la peur d’en reprendre pour cinq ans, l’urgence d’un monde qui ne peut plus rouler et « tant pis pour les autres ». Je les comprends d’autant plus que, moi aussi, mon instinct, c’est de dire à celleux qui votent pour la capitalisme à toute berzingue2 « Honte sur vos résidences secondaires, vos SUV en ville, et vos week-ends “c’était juste un coup d’avion chouchou !” ».
La honte et la culpabilité sont deux émotions différentes. La honte parle de qui l’on est quand la culpabilité, elle, s’applique à ce que l’on fait. Mais toutes deux ont en commun d’impliquer notre conscience de nous-même, de notre moi en relation aux autres. On a honte parce qu’on sait que l’on a dépassé les bornes, des bornes culturelles qui permettent de vivre ensemble.
Mais alors, est-ce que la honte, ça fonctionne ? Par là j’entends : est-ce que mettre la honte, signifier la honte de quelqu’un.e peut l’inciter à changer son comportement ?
L’anthropologie nous dit oui… dans une certaine mesure. Dans son livre The Shame Machine, Cathy O’Neill nous rappelle que la honte et les stigmates permettent d’ancrer des tabous qui ont pour but de nous faire survivre en tant que groupe. Ainsi, l’inceste est devenu un tabou générateur de honte pour que nous allions chercher de nouveaux gènes au lieu de faire une Louis XIV en épousant notre cousin.e. Dans nos sociétés il y a des milliers d’années, des comportements antisociaux comme le fait de cacher de la nourriture avait pour conséquence de se voir mis à l’amende. Le sentiment de honte était alors utilisé pour rappeler notre appartenance à une communauté, c’était un signal qui nous incitait à mieux nous comporter pour protéger le groupe et, par conséquent, assurer la survie du plus grand nombre.
Depuis, la honte est devenue un business. Ce business repose sur une erreur fondamentale : croire en la toute puissance du choix. Être mince ? Un choix ! Être riche ? Un choix ! Travailler plus pour gagner plus ? Un autre choix. Si tout ne tient qu’à nous, alors notre honte de ne pas réussir est encore décuplée, et notre satisfaction d’être au sommet de la pyramide aussi… Sans se demander quelles circonstances extérieures nous ont permis d’être calife à la place du calife.
Or, Bourdieu et depuis lui, de nombreux sociologues, nous ont démontré que nos vies étaient en partie déterminés par des systèmes. Adieu le fantasme de la méritocratie ! Dans « Où va l’argent des pauvres » Denis Colombi nous explique à quel point cet argent et son utilisation est l’objet de fantasmes classistes et racistes. On préfère insister sur le prétendu assistanat dont bénéficient ces pauvres plutôt que de s’adresser à la fraude fiscale. Ecraser les petits est préférable à s’attaquer aux grands.
Dans les années 80, le président Reagan avait popularisé le terme de « welfare queens » ou « reines de l’assistanat » qui était non seulement classiste, mais aussi raciste puisqu’il s’adressait principalement aux afro-américains qui étaient statistiquement plus nombreux à se trouver sous le seuil de pauvreté et, par conséquent, bénéficiaient d’aides. C’était aussi, statistiquement, un mensonge, mais l’histoire était tellement bien ficelée, la honte tellement brûlante que l’histoire a perduré. On parle des assistés sans voir le système qui produit la pauvreté, qui agrandit les écarts de richesse.
Le business de la honte c’est celui qui nous incite à maigrir, à nous épiler, ou à acheter des serviettes hygiéniques, lotions et produits qui parfument nos parties intimes et en dérèglent la flore pour mieux nous vendre des soins. Au Etats-Unis, V*gisil vous vend de quoi vous parfumer le vagin, mais aussi de quoi soigner l’infection que vous risquez de créer en voulant désodoriser votre sexe. Le poison et le médicament tout en un. Double bonus pour la société.
Bien sûr, on peut, et on doit, réagir et aller « mettre la honte » à ces entreprises qui se permettent de dire à la moitié de la population comment sentir sous prétexte de vouloir les faire se sentir mieux, de répondre à un problème créé par un service marketing en mal de bénéfices. Nous ne sommes pas loin de ce que Cathy O’Neill appelle le « concern trolling » et que l’on peut traduire comme troller sous couvert d’inquiétude. C’est l’example de l’influencereuse fitness qui fait une remarque sur Lizzo avant de s’excuser en disant « bien sûr que Lizzo est sublime, je m’inquiète juste pour sa santé ! » ou la white feminist qui sous couvert de se proclamer humaniste s’exclame « bien sûr que le féminisme c’est primordiale, mais je m’inquiète juste que les hommes n’y trouvent plus leur place». Vous pouvez le dérouler à l’infini.
Dans ces deux cas, ces commentaires hors sujet, viennent juste renforcer la validité présupposé du premier commentaire, déplacé et porteur de honte.
Dirigée vers les oppresseurs, la honte peut être un formidable outil pour réveiller une société et inciter au changement. C’est le cas de #metoo ou de BLM. Elle ne suffit pas, mais elle est nécessaire. Mettre la honte à une police nationale qui envoie des gendarmes chercher une lycéenne en plein cours, c’est nécessaire pour pointer du doigt des comportements inadmissibles. Salomé Saqué qui écume les plateaux pour dire aux journalistes que c’est leur travail de parler du climat, qu’ils ont un devoir moral de le prioriser, c’est aussi utiliser la honte positivement. Elle s’adresse à ses pairs, qui ont les mêmes moyens qu’elle, mais choisissent de les employer autrement.
Il faut toujours penser à utiliser la honte vers les oppresseurs et non pas vers les minorités, et encore moins entre minorités. Elle est un moyen de forcer les autres à accepter et reconnaître la responsabilité de leurs actions, de leur dire « on vous voit ». Signal, elle lance l’alerte pour changer le monde.
Vous dites que la cause de l’égalité homme-femme et des violences faites au femme est la cause du quinquennat, mais vous choisissez un ministre dont il a été reconnu qu’il avait échangé des faveurs sexuelles contre un logement ? Vous méritez la honte.
Le problème de la honte est encore différent sur les réseaux sociaux. La honte est une denrée que l’on s’échange. La honte permet de signaler ses qualités auprès de sa communauté. Elle arrive très rarement à changer les choses. Les réseaux sociaux, réseaux de la honte vont polariser encore plus les communautés. Ce message à destination des « boomers » qui ne votent pas Nupes va-t-il changer quoi que ce soit ? Non. Primo parce qu’il ne sera relayé que par les communautés déjà convaincues de celleux qui envoient ces messages. Deuxio, parce que cette honte, au lieu d’inciter au changement, parce qu’elle s’adresse à une classe vague et générale, va inciter ces « boomers » au repli sur soi. Or, ce que l’on veut, c’est créer un dialogue. Difficile quand on dit à quelqu’un « tes actions me disent que tu es une sombre merde. » de s’attendre à autre chose que « va te faire foutre aussi. », une réaction réflexe qui ne fait que renforcer les deux camps.
La honte, on la garde pour les dominants, les grands patrons, les gouvernements qui nous trompent, comme outil pour alerter et combattre l’injustice. Entre nous, on essaie justement de sortir de la honte, des comparaisons blessantes, des reposts qui n’ont pour objet que de nous gargariser du fait que l’on est du “bon” côté.
Enfin, je ne vous ferai pas l’insulte de parler d’empathie, car elle est le plus souvent utilisée pour protéger ceux qui nous ressemblent au lieu de se mettre à la place des autres. Il est nécessaire d’en avoir, mais cela ne sauvera pas le monde.
A la fin de son essai, Cathy O’Neill parle de confiance et de dignité. La honte est nécessaire, mais avant d’en arriver à mettre la honte, la mathématicienne nous invite à nous appliquer ces principes. A interroger nos propres pratiques quand il s’agit de vouloir mettre la honte. On ne change pas ses proches ainsi, mais en discutant (ou pas si c’est trop épuisant) et en les traitant correctement, on peut avoir l’espoir d’instaurer un dialogue. C’est peut-être la naïveté de l’enseignant.e qui parle ici, mais moi je crois qu’on peut changer le monde en donnant aux autres le bénéfice du doute. Je pense aussi que le vote ne fait pas tout (n’est-ce pas la gauche caviar !) et je n’attends pas des nouvelles générations (ma nièce de trois mois) qu’elles changent le monde. C’est notre responsabilité à toustes, boomers, génération Y, millenials, generation Z et les suivants.
Alors la honte ? Un outil pour le bien commun ?
J’utilise le terme d’un point de vue strictement démographie, d’où les guillemets, puisqu’il est de plus en plus utilisé de manière péjorative
Pour le coup, une expression désuète (de boomer), mais qui, rimant avec déglingue, nous rappelle que le capitalisme ne marche plus.
Brillant encore une fois. je suis justement dans cette situation avec ma belle-mère, merci de me réfléchir sur ce point :)