Double jeu
Ou comment Naomi Klein, Elizabeth Gilbert et Hannah Arendt nous invitent à rencontrer nos doubles.
La semaine dernière, j’ai commencé à lire le dernier essai de Naomi Klein, Doppelganger: a trip into the mirror world.
Vous la connaissez peut-être pour son essai No Logo, un essai paru en 1999 qui est devenu un manifeste contre la mondialisation par le biais des marques et de leurs pratiques mortifères -les choses ont peu changé. Dans Doppelganger, elle raconte comment, paradoxalement, ce manifest anti-marques l’a, un temps, réduit à une marque. Elle était devenue “l’autrice de No Logo”. Elle a vu apparaître, à sa grande surprise, du merchandising NO LOGO. Elle qui voulait sortir de la fixité de la marque, de son absolutisme, se retrouvait enfermée dans un piège, pas simplement de sa propre main, mais de celle de la société dans laquelle elle avait publié cet essai.
Depuis, elle a écrit sur la catastrophe climatique et bien d’autres sujets, mais dans l’essai, elle explique comment elle s’est retrouvée affublée d’un double maléfique - mais je ne vous en dévoile pas plus. Naomi Klein explique comment les réseaux sociaux ont fait en sorte que nous ayons, pour beaucoup, des avatars, comptes instagram, facebook, tiktok qui sont devenus nos doubles digitaux. Et ces doubles, comme le doppelgänger, peuvent apparaître comme un mauvais présage. C’est le cas dans la littérature romantique, mais aussi plus tard dans une oeuvre comme Le portrait de Dorian Gray où le portrait est le double rejeté du jeune homme, un double maléfique ou qui reflète le mal dans lequel sombre le personnage et qui, in fine, est la clé de sa destruction.
Le double instagram est, espérons-le, moins porteur de mauvais présages, mais il n’empêche pas pour autant le vertige presque métaphysique : ce compte insta, est-ce moi? Me permet-il de m’étendre ou me rapetisse-t-il ? Et cette photo de profil, que dit-elle et que saisit-elle de moi si ce n’est un moment passé et à jamais perdu ?
Dans “Le Horla”, Guy de Maupassant, 37 ans, syphilitique et paranoïaque, est hanté par une figure surnaturelle et insaisissable, ce horla qui peut se présenter comme un nouveau double.
Et cette terreur confuse du surnaturel qui hante l'homme depuis la naissance du monde est légitime puisque le surnaturel n'est autre chose que ce qui nous demeure voilé !
Le Horla, Guy de Maupassant, 1887
Or, le double digital est d’autant plus terrifiant qu’il voile sous couvert de tout dévoiler, donnant à voir notre intimité, nos opinions parfois pas exactement réfléchies sur une place publique qui n’oublie jamais. Cette place publique est composée de spectateurices qui, sous couvert d’être des avatars qui ont affaire à notre avatar, des doubles à peine humains, nous regardent dans l’ombre. Nous avons toustes été dans ces positions : spectateurices, mais aussi objet de ces regards anonymes. Doubles, toujours.
Nous sommes ainsi semblables à ce tableau de Dante Gabriel Rossetti “Comment ils se rencontrèrent” qui nous montre un couple croisant leur double dans une forêt. L’homme se saisit de son épée tandis que la femme s’évanouit.
L’appel de la créativité
Plongée dans Naomi Klein, je vois passer un post de Nathalie Séjean qui partage deux vidéos d’Elizabeth Gilbert, une autrice américaine d’auto-fiction et d’essais -surtout sur la créativité-. Dans cette vidéo elle parle de la différence entre loisirs, travail, carrière et vocation. Cette vidéo, je la connais bien, puisque je la partage régulièrement à mes étudiant·e·s afin de faire descendre la pression du futur. La vidéo se trouve ici. En voici un bref résumé.
Un loisir, c’est une activité que l’on poursuit sans chercher à la rendre rentable. Elle nous apporte du plaisir et ne nécessite pas nécessairement d’être partagée. Un travail, c’est une activité qui est là pour vous rémunérer. C’est tout. Tant mieux s’il vous intéresse, mais il n’est pas au centre de votre vie. Une carrière, c’est un travail dans lequel on s’investit. Elle définit en partie ou totalement notre vie. Enfin, une vocation, du latin vocare, c’est un appel. Vous devez faire ce que cette voix vous dit, quel que soit le résultat. La difficulté, c’est bien sûr de ne pas confondre l’un avec l’autre. De transformer un travail en carrière et de se rendre compte que l’on hait ce que l’on fait après y avoir investi dix ans de sa vie. Mais aussi, et surtout, me semble-t-il d’accepter qu’une vocation - surtout artistique- ne se transformera pas nécessairement en carrière, tout en continuant à répondre à cet appel, même si les efforts que l’on fournit ne sont pas récompensés dans le sens capitaliste du mot.
Elizabeth Gilbert explique comment elle a transformé sa vocation en carrière puisqu’elle vit de son écriture. Mais vivre de son art l’expose à des obligations -comme tout travail/ carrière-, des obligations qui sonnent bien sûr comme du self-branding. En devenant “Elizabeth Gilbert”, l’autrice de Eat, Pray, Love, elle s’est elle aussi dédoublée. Et si la vidéo est passionnante, elle a quand même un petit relent de néo-libéralisme qui n’est pas surprenant chez une autrice américaine, celle de la force de l’individu. Si vous ne répondez pas à votre vocation, vous manquez probablement de “self-accountability”, dit-elle, c’est à dire que vous évitez de vous rendre des comptes. Vous laissez courir en quelque sorte. Elle utilise même -très gentiment- le terme de paresse. Elle n’évoque bien sûr qu’un angle du problème. Selon sa situation, écouter sa petite voix relève du luxe. Cela n’empêche pas de faire de son mieux pour l’écouter. Surtout lorsque cette petite voix fait de vous l’humain·e que vous êtes.
Je pense donc je suis double ?
Jonathan Glazer illustre bien ce principe. Il s’est passé dix ans entre son dernier film, Under the Skin, et le splendide La Zone d’intérêt. La vocation de Jonathan Glazer me paraît être le cinéma. Mais un film tous les dix ans, cela ne nourrit pas son homme. Alors il réalise aussi des publicités (son travail ?) et des clips, notamment pour Radiohead (toujours du travail, mais probablement plus agréable). Je ne sais pas ce qui s’est passé entre Under the Skin et La Zone d’intérêt, mais j’y vois aussi une capacité à prendre le temps de s’écouter - indépendamment du fait que faire du cinéma prend du temps- et à laisser le temps à la voix qui l’appelle de s’amplifier -tout en la nourrissant-.
Cette petite voix n’est pas nécessairement externe. Je crois que c’est celle de la pensée. Dans son essai Naomi Klein cite Les Origines du Totalitarisme, d’Hannah Arendt. La philosophe y explique comment penser est une forme de dédoublement. Un dédoublement sain car il nous oblige à une certaine altérité. Penser, c’est être autre. Discuter avec soi c’est se projeter dans les chaussures d’un autre. C’est le premier pas vers l’altérité. C’est l’opposé du totalitarisme.
Le but de l'éducation totalitaire n'a jamais été d'inculquer des convictions mais de détruire la faculté d'en former aucune.
Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme
C’est cette ignorance volontaire et totale de l’autre qui est mise en scène dans le dernier film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt, adapté du roman éponyme de Martin Amis. Hedwig Höss et Rudolf Höss vivent leur vie idyllique dans le jardin d’Eden qu’Hedwig a conçu de toutes pièces, mais que des jardiniers ont créé pour elle. Derrière le muret qui entoure la propriété se dresse le camp de concentration d’Auschwitz dont Rudolf est le commandant. On pourrait presque l’ignorer si ce n’était le bruit incessant des crématoriums, des soldats qui tirent sur des prisonniers qui tente de s’échapper et, bien sûr, la nuit, le feu rougeoyant des cheminées qui embrase le ciel. Cette image, celle d’une forge incessante et inhumaine, on la voit parfaitement depuis la fenêtre de la chambre des petites Inge-Brigitt et Heideraud, deux des cinq enfants du couple.
Car voilà, on peut créer une normalité dans laquelle les cris, la violence, la déshumanisation d’un peuple deviennent un bruit de fond, un arrière-plan contre lequel nous continuons à vaquer à nos occupations. Rudolf et Hedwig y parviennent quasiment parfaitement. Ce sont les nouveaux-venus dans cet Eden construit grâce aux Enfers qui nous permettent de voir cette cheminée et d’entendre ces cris auxquels la famille est devenue sourde et aveugle. Ces sept protagonistes sont l’ombre d’eux-mêmes, des horlas, des doubles sinistres, automates et marionnettes qui répètent des gestes du quotidien devenus révoltants dans un monde où l’horreur devient acceptable.
Nous n’avons peut-être pas toustes une vocation facilement identifiable, mais nous avons toustes une voix à cultiver, celle de notre pensée. Faire l’effort de réfléchir, lire, se renseigner, garder sa sensibilité, voir des films, lire des romans. Autant de moyens de ne pas devenir son propre doppelgänger.
C’était tellement intéressant ! Je suis une nouvelle inscrite et je ne regrette pas une seule seconde tant cela a apporté de l’introspection et de réflexions sur le Monde… hâte de lire les prochaines ✨