Il y a dix jours, je suis allée voir in extremis « A Haunting in Venice » la dernière proposition de Kenneth Branagh sous les traits d’Hercule Poirot. Si les (rares) critiques continuent à qualifier son accent français de grotesque, Kenneth Branagh incarne ainsi ce qui rend le personnage si efficace. Agatha Christie voulait un détective qui n’avait rien d’exceptionnel, à l’opposé du mystérieux et torturé Sherlock. Mais si l’enquêteur belge à l’accent prononcé ne payait pas de mine, son esprit d’une vivacité hors normes nous rappelait que les apparences étaient trompeuses. Nos préjugés, nos biais, nous empêchaient de voir la réalité pour ce qu’elle était et de résoudre le mystère.
Il semble que pour ce troisième opus, Branagh ait enfin pris cela à coeur dans la cinématographie même de ce récit. Chaque image est un jeu sur le malaise, la peur et l’angoisse. Il utilise les techniques de cadrage de manière théâtrale et nous prend par la main pour nous montrer que les apparences disent autant qu’elles cachent. Les films qui me touchent ont en commun d’être une série de choix conscients, du script au casting et surtout à l’image. Le plan cassé qui revient régulièrement (ou Dutch frame) crée le malaise avec l’inclination de la caméra qui marque le déséquilibre et annonce la chute.
C’est aussi le cas du « fish eye » qui va venir courber les lignes droites comme si une image était projeté sur une sphère, l’oeil du poisson en question. La distortion vient nourrir l’angoisse et la caméra nous plonge dans la peau d’un Poirot qui ne sait plus à quoi s’en tenir, ni à quoi se tenir. Mais on peut arriver à ce même résultat en utilisant tout simplement l’angle de la caméra.
La semaine qui vient de s’écouler nous a bombardé des horreurs du monde. De l’attaque terroriste en Israël au génocide qu’est en train de commettre l’armée israélienne à Gaza en passant par le meurtre du professeur de lettres d’Arras, la liste semble interminable. A ceci s’ajoute l’angoisse de voir les gouvernements utiliser ces drames, qui ont tous des racines géopolitiques, pour justifier et avancer leurs politiques autoritaires.
L’horreur est quotidienne et notre accès à une information souvent brute nous place dans une posture où nous ingurgitons, parfois malgré nous, des images incessamment choquantes qui émoussent nos sens. En effet, si nous avons la chance d’être en sécurité, notre cerveau est conçu de telle manière que l’image de l’horreur crée tout de même une peur et une angoisse diffuse et persistante. Dans cette situation, il peut paraître paradoxal de vouloir expérimenter la peur, encore, sous le format de la fiction. N’en avons nous pas assez ?
Pourquoi nous plonger dans une Venise battue par les vents où les morts suspectes abondent ? Peut-être pour savourer l’esthétisme du film de Kenneth Branagh qui sert à merveille une atmosphère surannée et… rassurante.
Oui, rassurante, comme Ariadne Oliver, personnage du film et autrice en quête de son prochain best-seller policier, nous le rappelle lorsqu’elle déclare :
Scary stories make real life a little less scary.
Les histoires qui font peur rendent la vie moins effrayante.
Shirley Jackson est une maîtresse dans le genre. Elle dit à propos de son écriture :
I wrote of neuroses and fear and I think all my books laid end to end would be one long documentation of anxiety.
J’écrivais sur les névroses et la peur et je crois que si on mettait tous mes livres bout à bout ils formeraient un long documentaire sur l’angoisse.
“The Lottery”, “The Haunting of Hill House” ou encore “We have always lived in the Castle”ne parlent que de l’angoisse sourde, celle qui est toujours en nous, aussi interne que née des pressions externes, prête à s’incarner dans une situation qui va venir briser le suspense, insoutenable car permanent. Les récits de Jackson sont d’autant plus efficaces qu’ils se déroulent dans une apparente normalité, une paix que l’on sait bancale. Pas de monstres, du moins en apparence.
Après la publication de “We have always lived in the Castle” en 1962, Jackson a fait une grave dépression nerveuse combinée à une crise d’agoraphobie qui l’a enfermée chez elle pendant deux ans. Ironique pour une autrice qui savait si bien écrire les maisons qui vous hantent plutôt que hantées.
A la sortie de cette crise, elle a tenté de se mettre à écrire de la fiction humoristique, mais est morte d’une crise cardiaque avant de pouvoir finir le roman qu’elle avait commencé. Les derniers mots écrits dans son journal résonnent comme une plaisanterie macabre :
I am the captain of my fate. Laughter is possible laughter is possible laughter is possible.
Je suis le capitaine de ma destinée. Le rire est possible le rire est possible le rire est possible
Ce rire qui résonne, c’est celui de l’instabilité, l’écholalie qui traduit la crise et la fracture. Il n’y a pas de monstres chez Agatha Christie ou chez Shirley Jackson, mais des personnages qui révèlent qui nous sommes et ce que nous craignons : principalement un autre qui reste nous-même. Le coupable c’est nous, un être humain que nous côtoyons durant tout le récit et dont le motif est d’autant plus effrayant qu’il est le plus souvent banal. Le monstre chez Agatha Christie est un coupable à dévoiler. Une fois celui-ci découvert, mis à nu, alors la vie peut reprendre dans une Venise où les masques tombent.
Mais l’horreur nous poursuit, car comme l’écrit Emily Dickinson. Elle est impossible à fuir puisque nous sommes cette horreur.
One need not be a chamber—to be haunted—/ One need not be a House—/The Brain—has Corridors surpassing /Material Place—1
Point n’est besoin d’être une chambre pour être hanté.e/ Nul.le n’a besoin d’être une Maison/ Le Cerveau - a des Couloirs qui surpassent/ L’Espace Matériel
C’est là que la fiction vient à notre secours. Peut-être pour nous montrer tout simplement que nous sommes toustes hanté.e.s et pour nous laisser expérimenter le frisson de la peur dans un contexte où nous savons que la seule conséquence négative puisse être de s’ennuyer. (cf toutes les suites de “L’Exorciste”…)
Et vous, quels sont les films, les séries ou les livres qui vous permettent en contemplant la peur et l’angoisse, d’échapper un peu à la votre ?
Cinq de mes recommandations.
Angoisse climatique:
The high house, Jessie Greengrass
Huis clos :
Mind of Winter, Laura Kasischke
Famille et fantômes:
The Haunting of Hill House, Mike Flanagan (série télé)
We have always lived in the castle, Shirley Jackson
Angoisse, identité et question raciale:
The Other Black Girl, Zakiya Dalila Harris
La suite du poème et sa traduction :
Far safer, of a Midnight—meeting /External Ghost—/Than an Interior—confronting—/That cooler—Host—
Far safer, through an Abbey—gallop—/The Stones a’chase—/Than moonless—One’s A’self encounter—/In lonesome place—
Ourself—behind Ourself—Concealed—/Should startle—most—/Assassin—hid in Our Apartment—/Be Horror’s least—
The Prudent—carries a Revolver—/He bolts the Door, /O’erlooking a Superior Spectre/ More near—
Traduction
Bien moins dangereuse, la rencontre à minuit/D’un Fantôme extérieur/Que la confrontation avec celui qu’on a à l’intérieur -/Invité plus glaçant-
Bien moins dangereux, de traverser une Abbaye au galop,/Poursuivi par les Pierres-/Que désarme, de se rencontrer soi-même-/Dans un Lieu solitaire -
Nous-mêmes derrière nous-mêmes, cachés-/Devrions tressaillir plus fort -/Un Assassin dissimulé dans notre Appartement/Est infiniment moins Horrifiant -
Le Corps - emprunte un Revolver -/Et verrouille la Porte -/Sans prêter attention à un spectre supérieur -/Ou Pire encore - (traduction François Delphy, Flammarion, Paris, 2009)
Shirley et Emily dans un même billet ?! Mais que demande le peuple ? Je suis d'accord avec l'idée que chercher la peur dans la fiction rend l'horreur du quotidien plus supportable : il y a pire. Dans un autre registre, j'ai un très bonne amie qui regarde "Plus belle la vie" avec assiduité car elle trouve qu'à côté des problèmes des personnages, les seins sont minimes. Chez nous on aime aussi beaucoup les fictions TV autour des zombies, et c'est terrifiant de manière générale de constater, qu'en effet nous sommes toujours les monstres au final. Reste à me procurer "The other black girl".